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race. L’imagination y domine, et l’imagination la plus libre, la plus capricieuse, la plus énorme parfois et la plus déréglée. A l’imagination se joint la passion, une passion souvent violente, brutale. Voyez Shakspeare. Il y a trop d’inégalités et, dans les grandes pages, trop de profondeur, trop de subtilité, trop peu de jeunesse pour les jeunes gens. Dante est subtil et trop passionné, et aussi Goethe, qui est de plus trop savant et fait étalage de sa science. Ce ne sont pas là des classiques pour des enfans français. La littérature allemande, qui d’ailleurs n’a qu’un siècle, a quelque chose de forcé, un certain pédantisme de sentimens et d’idées. Née dans la lutte contre l’influence étrangère, elle a gardé le ton de la lutte. C’est, dit avec raison M. Darmesteter, une création de patriotes qui se sont dit : « Nous voulons une poésie à nous. » La littérature allemande est une œuvre de la volonté, comme l’Allemagne même ; mauvaise condition pour vibrer ailleurs que dans un cœur allemand. « La vraie poésie de l’Allemagne s’est réfugiée dans sa philosophie, — Faust, — et dans sa musique[1]. »

On nous dit qu’il y a dans les littératures étrangères a une inspiration morale plus délicate et plus pure[2]. » Est-il certain qu’il y ait moins de grossièreté dans Shakspeare que dans Virgile ? Et quelque admirable que soit, par exemple, l’épisode de Francesca dans l’Enfer de Dante, ou plutôt, précisément parce qu’il est si admirable, est-ce pour des jeunes gens une lecture bien choisie que le poétique tableau de ces amours ? Suffira-t-il de montrer Paolo et Francesca emportés par la tourmente éternelle et enlacés à jamais l’un à l’autre, pour inspirer aux jeunes gens, avec la crainte de l’enfer, l’horreur des passions défendues ? Si l’on passe en revue nos programmes officiels de langues vivantes, on verra que l’éducation par les langues étrangères, c’est l’éducation par les romans. Voici, avec leurs héroïnes sans nombre, tous les romans de Walter Scott « au choix, » dit le programme ; voici David Copperfield, de Dickens, A Christmas Carol, Nicolas Nickleby ; voici le Vicaire de Wakefield, de Goldsmith : Silas Marner, de George Eliot, le Moulin sur la Floss et Adam Bede ; la Femme du professeur, d’Auerbach ; Doit et avoir, de Freytag, etc. Les lois de la suggestion sont aujourd’hui bien connues et scientifiquement établies ; ces récits d’amour et de séduction, avec ce long défilé déjeunes filles depuis la belle juive d’Ivanhoé jusqu’à la Marguerite de Faust, sont une suggestion continuelle, surtout quand les scènes se passent non dans le lointain invraisemblable de la mythologie, mais dans notre milieu moderne, dans la rue où les (1)

  1. La langue allemande elle-même est encore à l’état nébuleux : elle n’a ni une forme assez précise, ni des règles exactes, ni des limites nettes.
  2. Bulletin de l’association pour les réformes de l’enseignement.