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fortune, des dignités, beaucoup de succès auprès des femmes, un tour d’esprit qui lui montrait les choses du bon côté. La reine l’écoutait volontiers : un jour vient où il abuse de sa confiance pour tenter de lui arracher un secret d’État, ou, selon Mme Campan, pour lui faire une déclaration d’amour ; Marie-Antoinette se contente de lui infliger une mercuriale, et il continue d’être des Trianon. Accusé du crime de lèse-nation pour sa piètre défense de Paris, le 12 juillet, le hasard, son assidu collaborateur, amène sur sa route Necker, qui revenait en France, redemandé par le cri public, et qui lui épargne sans doute la réception faite à Foulon, à Berthier, en retardant son départ. Enfin, le Châtelet l’acquitte, en 1790, et il a la chance de mourir, seize mois après, au seuil de la Terreur. Sa belle humeur, son goût de la société, ne l’abandonnèrent pas un instant : il avait vingt-cinq personnes à dîner, le 2 juin, jour de sa mort : pendant qu’on était à table, il entra dans la salle à manger en disant à ses convives : « C’est l’ombre du commandeur qui vous fait sa visite. » La plaisanterie parut lugubre, il s’aperçut de l’impression produite, sourit, rentra dans le salon ; une heure après, il expirait.

Le comte de Vaudreuil, l’ami de la duchesse, le favori du comte d’Artois, était, selon la princesse d’Hénin, le seul homme qui sût parler aux femmes dans le monde. Il avait profité du conseil de Lekain : si vous voulez paraître passionné, ayez l’air de craindre de toucher la robe de la femme que vous aimez. Vaudreuil, en effet, plaisait beaucoup par un assemblage de petits talens ; une politesse qui semblait partir du cœur, cette grâce de contradiction qui fait qu’on semble demander pardon de n’avoir pas tort, l’art de conter, de chanter avec goût les couplets à la mode, de bien jouer la comédie. Grimm le proclame le meilleur acteur de société qu’il y ait à Paris et c’est toujours lui qui remplit les rôles d’importance au théâtre de Trianon. On attribua cependant une assez forte bévue à ce gentilhomme si accompli, la première fois qu’il vint chez la maréchale de Luxembourg : « Monsieur, lui dit-elle après souper, on assure que vous chantez fort bien et je serais charmée de vous entendre ; mais si vous avez cette complaisance, ne me chantez point d’ariettes, point de grands airs, un Pont-Neuf, un simple Pont-Neuf. » Vaudreuil, ignorant que la maréchale eût

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  1. Sur le comte de Vaudreuil, on lira avec fruit l’excellente introduction de M. Léonce Pingaud à la Correspondance de Vaudreuil et du comte d’Artois, 2 vol. ; Plon, 1889. — Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun. — Mémoires de Mmes de Genlis, d’Oberkirch, Campan, de Tilly, Montbarrey, Bachaumont. — Brifaut : Récits d’un Vieux Parrain. — Grimm : Correspondance, t. XII. — Forneron : Histoire générale des Émigrés. — Hyde de Neuville : Mémoires et Souvenirs.