Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’aient point exclu l’esprit pratique. Ce n’était pas seulement le programme d’une réorganisation sociale qu’ils voulaient emprunter à la révolution française, c’était aussi la force effective avec laquelle ils espéraient sauvegarder leur nationalité menacée.

Mais combien, eux aussi, étaient pénétrés des exemples de la révolution et imbus de son esprit ! Leur haine pour la France était plus vivace encore que celle des hommes politiques. Hardenberg n’avait point de haines. Chez Scharnhorst et chez Gneisenau, l’horreur du Welche était une passion. Chez les esprits inférieurs, qui y joignaient l’étroitesse, cette passion atteignait au ridicule.

Et cependant, dès 1807, Gneisenau, dans une page qu’aurait pu signer Hardenberg, laissait apparaître avec la dernière clarté la source d’où découlaient ses idées nouvelles et ses conceptions sur la régénération de la Prusse, en même temps qu’il trahissait le lien étroit de la réforme militaire et de la réforme sociale.

« Une cause, écrivait-il, a contribué à porter la France à ce degré de puissance. La révolution a éveillé toutes les forces sociales et assuré à chacune un cercle d’action approprié. Quel trésor de force latente inutilisée gît dans le sein des nations ! Dans l’âme de milliers et de milliers d’hommes demeure un génie dont les circonstances extérieures dépriment et arrêtent l’essor… La révolution a mis en œuvre la force nationale tout entière du peuple français, et, si les États européens veulent rétablir les anciens rapports des nations entre elles et l’équilibre qui en résultait, il faut qu’ils puisent aux mêmes sources. S’ils s’approprient les résultats de la révolution, ils auront le double avantage d’opposer leur force nationale dans toute sa puissance aux forces étrangères, et d’éviter les périls d’une révolution intérieure qui les menace encore, parce qu’ils n’ont pas su échapper par une transformation volontaire aux dangers d’une transformation violente. »

Ainsi Gneisenau et Hardenberg, ce Hanovrien et cet Autrichien qui, comme tant d’autres, avaient trouvé en Prusse une patrie d’adoption, la patrie morale de la nationalité allemande, rencontraient presque les mêmes termes pour traduire les mêmes pensées. Le scepticisme éclairé de l’un et la passion contenue de l’autre, l’esprit facile du diplomate et le clair jugement du chef militaire se trouvaient d’accord pour constater la supériorité morale du peuple dont ils subissaient la supériorité matérielle. Et s’ils devaient réussir à secouer l’une, ils ont inscrit l’autre dans l’histoire, de façon qu’elle n’en puisse être effacée. Il n’est point de témoignage moins suspect de l’action dominante de la France sur les origines de l’Europe contemporaine.


G. CAVAIGNAC.