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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/437

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au lieu de paraître sortir avec plus ou moins d’effort de son esprit et de son imagination, comme celui des humoristes, on dirait qu’il jaillit naturellement des situations et des caractères, comme celui de Molière et de tous les grands maîtres. On rit encore, et fréquemment, à la lecture de Tom Jones, succès bien rare pour un romancier plus que centenaire et sur lequel ni l’auteur de Gargantua ni même celui de Don Quichotte ne peuvent beaucoup compter aujourd’hui. Il serait sans doute difficile de citer, dans quelque livre que ce soit, un récit plus divertissant que l’avalanche d’événemens qui se précipitent les uns sur les autres dans l’auberge d’Upton, où Tom et Sophie, en fuite tous les deux, logent sous le même toit sans se rencontrer pendant que le fragile amant se rend coupable d’incontinence et d’infidélité envers sa maîtresse. Au comique, largement répandu dans tout l’ouvrage, se mêle une dose de pathétique suffisante pour qu’il soit impossible de confondre l’auteur avec ces esprits secs que rien ne touche et n’attendrit. La sensibilité de Fielding est discrète et réelle. Une ou deux fois, particulièrement dans les scènes dont Mrs Miller est le centre, on peut trouver qu’elle frise un peu la sensiblerie pleurnicheuse, la philanthropie déclamatoire du XVIIIe siècle ; mais ce n’est qu’une très légère atteinte et elle reste, à tout prendre, saine, robuste et virile. La prose de Fielding est une des plus belles de la littérature anglaise ; elle a la clarté, la correction, l’ampleur et la cadence classiques. Le style poétique qu’elle affecte peut-être un peu trop souvent n’est qu’une parodie, dont l’utilité, dans les meilleurs passages, est de relever la trivialité de certaines scènes en les racontant sur le ton de l’ode ou de l’épopée : tel est surtout le récit homérique du combat des femmes dans le cimetière. Grâce à ce procédé spirituel, les coups et les horions peuvent pleuvoir de tous côtés dans Tom Jones sans que le lecteur ait l’impression choquante d’un monde lourdement violent et brutal. Les personnages grossiers, ou plutôt le personnage grossier, car il n’y en a qu’un, le squire Western, parle grossièrement, c’est naturel ; mais, de son propre chef, Fielding n’est jamais grossier, et l’on se ferait une idée absolument fausse de son style si on allait croire qu’il recherche les gros mots affectionnés par certains réalistes.

Il est, intentionnellement et de la façon la plus expresse, un moraliste. Il l’est même avec tant d’insistance qu’on pourrait lui reprocher plus justement des tendances trop didactiques que l’oubli du point de vue moral. Dans sa dédicace à lord Lyttelton, il se pose en apologiste de la vertu et de la religion ni plus ni moins que si c’était Richardson lui-même qui parlât. La morale de Tom Jones est que le péché (et ici il s’agit surtout de celui de la chair) ne peut