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s’exposer à un extrême péril d’être découvert. Avec l’aide amicale de la peur, la conscience finit par remporter une victoire complète dans le cœur de Black George, et, après lui avoir fait quelques complimens sur son honnêteté, elle le força de remettre l’argent à Tom. »

Comme cela est finement observé et analysé ! Madame Honneur, la femme de chambre de Sophie, examine de même la question de savoir si son intérêt est de trahir sa maîtresse. Ce n’est pas une méchante femme et je crois bien qu’elle aime Sophie ; mais cela ne l’empêchera pas d’entrer un jour, par intérêt, au service de sa plus mortelle ennemie, et c’est ainsi que font toutes les femmes de chambre et bien des créatures dont on dit pourtant qu’elles sont humaines. Comme il ressemble encore à l’homme que nous connaissons tous, ce jeune Nightingale, bonne et faible nature, capable d’abandonner une pauvre fille qu’il a rendue mère, mais capable aussi de l’épouser, pourvu qu’un brave cœur, ayant sur lui de l’ascendant, le pousse à cette action réparatrice et surtout ne le lâche pas que la cérémonie ne soit faite ! M. Dowling, l’homme de loi, s’indigne vertueusement à l’idée qu’on puisse le croire capable de suborner des témoins : « Je ne voudrais pas, monsieur, que votre Honneur pensât que, pour rien au monde, je fusse capable de suborner des témoins ; mais il y a manière et manière de faire une déposition. J’ai simplement dit à ces hommes que, si on leur faisait quelque offre d’argent de l’autre côté, ils eussent à la refuser, et que, du nôtre, ils ne perdraient rien à être honnêtes gens et à dire la vérité ; qu’on nous avait, raconté que M. Jones avait été l’agresseur, et que, puisque c’était la vérité, ils devaient la dire, leur donnant encore à entendre qu’ils n’y perdraient rien. » Le roman de Tom Jones est tout un monde où passent une multitude de figures, dont la plupart sont prises ainsi sur le vif et fixées par quelques traits inoubliables. Ce cachet de vérité et de vie imprimé sur les personnages secondaires est peut-être le signe le plus authentique du génie créateur chez un romancier.

Parmi les personnages principaux, on s’accorde généralement à trouver que M. Allworthy, le père adoptif de Tom Jones, est un dessin correct, mais un peu froid. Fielding a cependant tracé cette noble figure avec une vénération profonde qui l’honore d’autant plus qu’un si beau caractère lui a été, dit-on, inspiré par un souvenir plein de reconnaissance envers Ralph Allen et lord Lyttelton, ses bienfaiteurs ; mais il avait à montrer dans M. Allworthy la miséricorde se subordonnant à la justice, et c’est une relation qu’il lui était impossible de peindre sympathiquement, parce qu’elle était trop contraire à sa propre morale, où la justice doit toujours fléchir devant la bonté miséricordieuse. Un jour, Tom Jones fait grâce et