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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/445

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crudité, Tom Jones, à Londres, n’avait pas le sou, il était beau garçon, et lady Bellaston était une femme galante, « entrée pour le moins dans l’automne de la vie,.. ayant, en outre, un petit désagrément qui rend certaines fleurs, si belles à l’œil qu’elles soient, peu propres à parfumer l’atmosphère. « Il s’est laissé entretenir quelque temps par cette femme. Si la position d’homme entretenu est, sans contredit, la dernière de toutes, Tom Jones, à ce moment de son histoire, touche le fond même de la dégradation. Il est juste, toutefois, d’ajouter que Fielding le relève beaucoup d’autre part. Peut-être Tom n’a-t-il pas une componction assez profonde ; les grands examens de conscience ne sont guère dans sa nature active et toute en dehors ; mais il se montre plus que jamais utile aux autres et bienfaisant. C’est alors qu’il s’emploie avec tant d’ardeur et de succès au bonheur de la famille Miller par le mariage de Nightingale avec Nancy, et qu’il consacre presque tout son argent, — l’argent de lady Bellaston, — au soulagement d’une pauvre famille. L’argent du vice et du plaisir mis au service de la charité : comme cela ressemble à Fielding et au XVIIIe siècle ! Et comme voilà bien la vertu moyenne de tant d’honnêtes gens, dont la plus haute ambition morale est de tenir avec soin, dans leur livre de comptes, la part faite au bon Dieu quelque peu au-dessus de celle qu’ils laissent au diable !

Que de réflexions suggère un livre comme Tom Jones ! Quel monde, non-seulement d’aventures et de personnages, mais d’idées ! Si la plupart des prologues nous ont paru médiocres et inutiles, il n’est presque pas une page de ce roman si vrai et si humain qui ne soit tout imprégnée d’une philosophie pleine de sens et de saveur. Quoi de mieux observé, par exemple, que la conduite de Tom Jones et celle de Nightingale, quand Mrs Miller a raconté la pathétique histoire d’une famille actuellement réduite au dernier dénûment ? Tom, secrètement, remet sa bourse, contenant 50 livres, à Mrs Miller, qui y prend 10 guinées. « Nightingale exprima beaucoup d’intérêt pour l’affreuse position de ces infortunés. Il se récria contre la folie des gens qui répondent pour les dettes d’autrui, se répandit en sévères invectives contre le frère et finit en exprimant le vœu qu’on pût faire quelque chose pour cette malheureuse famille. Madame, dit-il, si vous les recommandiez à M. Allworthy ? ou que penseriez-vous d’une quête ? je donnerai une guinée de tout mon cœur… Au reste, il ne donna rien, car il n’avait fait d’offre qu’en paroles, et comme on ne crut pas devoir faire de quête, il garda son argent dans sa poche. » Cette bonne disposition, non suivie d’effet, pleine d’ailleurs de prudence économique et de toutes sortes de sages réserves, voilà l’image exacte de la charité du monde.