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justice, et leurs fonctions passaient pour aussi méprisables que lucratives.

Voilà les fonctions que Fielding accepta, non pour donner un cynique démenti à l’opinion du monde et à des sentimens qu’il avait lui-même déclarés, mais dans une courageuse disposition d’esprit, avec l’espoir sérieux de servir son pays par d’utiles réformes, en même temps qu’il demanderait pour lui et sa famille des ressources modestes et avouables à un métier jusqu’alors lucratif, mais déshonorant. Un de ses prédécesseurs s’y était fait 1,000 livres par an, un autre 500 livres : Fielding, en remplissant avec probité ses devoirs, réduisit volontairement au minimum le plus honnête possible un revenu dont la source, peu catholique sans doute à nos yeux, était autorisée par les mœurs et ne pouvait pas être transformée à son gré. Il en abandonna, d’ailleurs, une grande partie à son greffier, tâchant de se contenter, pour vivre, d’une petite pension que lui faisait le gouvernement, et du fruit de ses travaux littéraires. Il eut l’honneur de rester pauvre dans une place qui avait rapporté 25,000 francs. « En pacifiant, écrit-il, les querelles des mendians et des portefaix au lieu de les envenimer (ce qui, je rougis de le dire, était nouveau alors dans la tradition des juges de paix), et en refusant de recevoir un shilling d’un pauvre diable auquel sans aucun doute il n’en serait pas resté un second, j’avais réduit un revenu annuel d’environ 500 livres sterling de l’argent le plus sale de la terre à 300 livres au plus, dont une partie considérable demeurait aux mains de mon greffier.

En 1749, Fielding fut élu à l’unanimité, par les magistrats de Middlesex, président de leur chambre de justice. A ce titre, il prononça devant le grand jury de Westminster un discours qu’on peut lire dans ses œuvres et que les légistes regardent comme un modèle d’exposition en matière juridique. La seule chose qui nous intéresse aujourd’hui dans ce document, comme dans tous ceux qui témoignent de son activité professionnelle, c’est la gravité imperturbable de Fielding lorsqu’il parle en qualité de juge. On l’a comparé au prince de Galles, dont Shakspeare nous montre l’étonnante volte-face, le jour où il devint roi d’Angleterre et où il dit à son ancien compagnon de débauches, Falstaff : « Vieillard, je ne te connais pas ! » Je le comparerai aussi à Rabelais, si différent de lui-même, selon qu’il écrivait sa farce immortelle, ou qu’il déployait sa haute éloquence dans une question de morale, son érudition profonde dans la discussion d’un point de droit ou de médecine. Fielding nous présente la même antithèse paradoxale, la même puissance extraordinaire de dédoublement et d’abstraction. Est-ce bien le même homme dont les farces licencieuses scandalisaient