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paraître à l’improviste en présence d’une dame, sans faire une excuse et sans même ôter son chapeau. — À ces mots, il ôta son chapeau et le mit sur la table, demandant pardon et blâmant le contre-maître qui avait eu le tort de ne pas l’avertir qu’il y avait dans la cabine des personnes de distinction. Je lui dis que nous étions, en effet, un monsieur et une dame, ayant droit à la politesse, quoique n’ayant point le bonheur d’appartenir à ceux que le monde appelle gens de la haute société et de distinction. J’ajoutai que, puisqu’il avait reconnu son tort et fait des excuses, la dame lui permettait de garder son chapeau, s’il l’avait pour agréable. Il refusa de le reprendre, en jurant entre ses dents, et cela me convainquit que, si je me montrais trop aimable pour lui, il reprendrait bientôt toute sa grossièreté. » Une autre fois, ce fut le capitaine du vaisseau, lui-même, qui lui fit une scène violente au sujet de sa cabine, sur laquelle il prétendait un droit de propriété. Fielding, qui connaissait son homme, assez bon diable au fond sous son écorce rude, et qui savait que les colères d’un vieux loup de mer ne survivent guère à l’ivresse qui les a provoquées, opposa à l’orage la fermeté la plus calme, invoquant seulement la foi des traités et la justice des tribunaux, si les conventions faites n’étaient pas observées. Sur le soir, « sa fureur étant entièrement dissipée, il tomba à genoux et me supplia, un peu trop bassement, de lui pardonner. Je ne pus souffrir de voir un brave homme de son âge rester un instant dans cette posture, et je lui pardonnai immédiatement. Ce n’est pas pour m’attirer l’admiration que je raconte cette histoire, et je décline absolument toute louange ici. Ce ne fut ni grandeur d’âme ni religion chrétienne qui me dicta mon pardon. Pour dire l’exacte vérité, je lui pardonnai, par un motif qui rendrait les hommes beaucoup plus indulgens s’ils étaient plus sages : simplement parce que cela m’était agréable à moi-même. »

Près de l’île de Wight, une tempête faillit perdre le navire et les passagers. Fielding la mentionne et fait cette réflexion : « Ma chère femme et ma fille chérie me pardonneront si l’idée d’une mort, que je ne pouvais pas regarder comme un grand malheur pour moi-même, ne m’a pas non plus beaucoup terrifié à leur sujet : c’est qu’en vérité, elles sont toutes deux si bonnes et si gentilles que je n’aime pas à me les représenter après moi sous la dépendance d’un homme. « Il note avec reconnaissance tous les petits services que lui rendent ces mains pieuses et dévouées. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans le Journal d’un Voyage à Lisbonne, c’est la force d’esprit et de caractère qui permet à ce philosophe mourant d’oublier ses souffrances, de sortir de lui-même et d’observer avec intérêt tout ce qui se passe autour de lui. Une telle attention aux