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riche et heureux, tandis que le mauvais ouvrier finit par la prison et la potence.

Ce qu’il faut reconnaître d’abord chez lui, et sous la réserve des tempéramens importans que nous rappellerons tout à l’heure, c’est un bon sens un peu sec, un peu gros, un peu lourd et terre à terre, comme l’est facilement le bon sens quand il n’est pas relevé par une raison ailée, large et supérieure. Il a, comme homme, des préjugés vulgaires, et, comme artiste, des procédés étroits de simplification qui sont peu dignes de son talent. George Eliot aurait eu bien besoin de lui enseigner qu’un méthodiste n’est pas nécessairement un charlatan contrefaisant l’extase pour en imposer à ses dupes ; ni un membre de la haute Église, un pharisien préférant l’orthodoxie à la vertu ; ni un libre-penseur, un homme de plaisir masquant sous de belles phrases sa révolte contre les freins moraux de la religion. Il est bon d’avoir des idées nettes, mais il faut éviter qu’elles se contredisent, et Fielding ne nous a pas appris comment il conciliait avec la liberté morale, à laquelle il croit certainement, cette espèce de fatalité du vice et de la vertu qui fait qu’un homme est, selon lui, méchant ou bon par nature, et que l’éducation est impuissante. Si la vertu n’est qu’un instinct, il est difficile de comprendre qu’elle soit méritoire. Il ne nous a pas expliqué, non plus, ce qui reste de la religion quand on en retranche toute mysticité et qu’on la réduit au rationalisme.

Mais il n’était pas obligé de le faire, puisqu’il ne pouvait apercevoir des contradictions que le progrès seul des idées nous a rendues lentement et tardivement sensibles. Fielding s’élève assez au-dessus de tous les romanciers de son temps, pour qu’il ne soit pas deux fois injuste de lui reprocher d’être resté, sur certains points, fort au-dessous de ceux du nôtre. Il y a chez lui une santé, une solidité, une simplicité, qui n’ont pas été égalées au XVIIIe siècle, non plus en France qu’en Angleterre, et dont l’absence chez tous ses contemporains m’a forcé de remonter jusqu’au siècle de la raison classique, pour lui trouver, dans Molière, un terme de comparaison. La lecture de Fielding est, en somme, bienfaisante, et sa morale, quelles qu’en soient les faiblesses, reste infiniment supérieure, non-seulement à celle de Wycherley, qui est l’immoralité même, mais à celles de Sterne, de Smollett et même de Richardson. La vie d’un écrivain fait partie de son enseignement quand il a aussi peu de prétention que Fielding à être un pur artiste ; or, je ne connais pas dans l’histoire littéraire de spectacle plus fortifiant que celui de sa vie, à partir de la composition des œuvres sur lesquelles sa gloire est fondée.

Joseph Andrews déjà, mais surtout Tom Jones et Amelia furent