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cette bureaucratie prussienne qu’il a créée, sorte de noblesse ci- vile dressée au service, fortement disciplinée, exacte, laborieuse, principal ressort d’un état où les sujets, qui ont perdu jusqu’aux derniers restes des libertés féodales, obéissent à la consigne royale : Nicht raisonniren (ici l’on ne raisonne pas). Avant un siècle, ce corps prendra l’esprit d’une caste; les « têtes ouvertes » se fermeront; l’exactitude deviendra manie; le zèle, pédantisme; et toute cette belle organisation ne sera plus qu’une mécanique. Alors, on s’apercevra qu’une nation ne peut vivre dans un air de bureau, et que la machine tourne dans le vide. Mais ce qui deviendra un danger était, au temps de Frédéric-Guillaume, une condition même d’existence. La bureaucratie a été le premier organe de la nation de Prusse. Le roi, après avoir énuméré les qualités qu’il exige de ses fonctionnaires, ajoute : « Et surtout, qu’ils soient nés nos sujets! » Il se réserve bien le droit d’employer quelques étrangers, mais il faudra que ceux-ci soient bien habiles pour racheter le défaut de n’être point nés ses sujets, car il veut créer un sentiment que l’hôte de passage ne peut comprendre : le sentiment d’une patrie. Cette patrie, ce ne sera plus telle ou telle province, comme le Brandebourg pour le Brandebourgeois, la Poméranie pour le Poméranien, la Prusse pour le Prussien : ce sera, sans distinction de territoires, toute l’étendue de sa domination. Il prescrit de recruter les chambres et commissariats d’une province d’hommes nés dans une autre. Par exemple, s’il y a des vacances en Prusse, il faudra nommer des Clévois, des Brandebourgeois ou des Poméraniens, non des Prussiens. Ainsi des autres. Le roi dépayse ses provinciaux : il les enlève à la patrie étroite, il les verse dans la grande patrie. Patrie singulière, qui n’est le produit ni de l’histoire ni de la nature, et dont la vraie définition était : la patrie prussienne, c’est le service du roi de Prusse.

Entre le directoire et les chambres et commissariats, les relations seront régulières et fréquentes. Des provinces arrivera chaque semaine un rapport. Pour que ces rapports fussent exacts et circonstanciés, les présidens des chambres devaient inspecter les domaines, villages et fermes avec le plus grand soin, et les présidens des commissariats visiter les villes de leur ressort, s’informer sur le commerce, sur les manufactures, les bourgeois et les habitans, de façon à connaître les villes de leur département « aussi bien qu’un capitaine de notre armée connaît sa compagnie lorsqu’il sait toutes les qualités intérieures et extérieures de ses soldats. » Ces rapports résumés étaient transmis au roi, qui savait ainsi régulièrement tout ce qui se passait dans le royaume, et si chacun faisait son « devoir. »

Quant à lui, pour donner au directoire « plus de lustre et d’autorité,