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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/618

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soupe, il lui fallait un bon morceau de veau ou un poulet ou un poisson pour ouvrir l’appétit. En bon Allemand, il aimait l’oie et le porc dans toutes ses métamorphoses. Il allait souvent à la cuisine pour surveiller le maître-queux et lui apprendre l’économie, pour le battre, s’il gâchait le beurre ou la graisse et s’il avait volé sur un compte, mais aussi pour lui donner des conseils. Il s’instruisait quand il dînait en ville ou bien à l’auberge « Au roi de Portugal, » et il rapportait des recettes. Il avait l’estomac reconnaissant. Un jour, il a mangé une bonne soupe chez un de ses ministres, Ilgen : il lui écrit un billet pour le remercier et lui envoie un de ses cuisiniers, qui apprendra du cuisinier d’Ilgen à faire un bon bouillon, et lui enseignera en revanche à bien accommoder le poisson. Il assure le ministre de sa grâce toute particulière. « Vous pouvez, lui dit-il, user de ma personne autant qu’il vous plaira. » Comme à ce moment-là, il y avait querelle dans le ménage royal, et qu’Ilgen était du parti de la reine, ce dîner eut pour effet de réconcilier un moment le roi et sa femme. Les ministres étrangers savaient son faible et le régalaient à qui mieux mieux. Entre autres argumens, contre son collègue et rival autrichien, La Chétardie employait les truffes à l’huile. Car le roi ne dédaignait pas, après les gros morceaux, certaines délicatesses, comme les truffes et les huîtres, pourvu qu’elles fussent en nombre, je veux dire qu’il y en eût beaucoup. Il mangeait sa centaine d’huîtres. Seulement ces bonnes choses coûtaient gros; elles ne figuraient sur la table royale que dans les très grandes circonstances. Le roi, pour concilier son économie avec sa gourmandise, « aimait à faire bonne chère chez les autres[1]. » Il buvait comme il mangeait, sans mesure, et s’occupait de sa cave plus encore que de sa cuisine. Il n’aimait pas le Champagne, — du « vent » et de la mousse, — mais se délectait dans la force de ses vins du Rhin et de Hongrie, qu’il commandait lui-même avec une connaissance approfondie des bons crus et des bonnes années. Le dîner ne s’achevait jamais sans que la plupart des têtes fussent échauffées. Le roi obligeait ses convives à boire à outrance. C’était encore une des façons de lui faire la cour que de prendre une pointe de vin.

A la nuit tombante, le roi tenait « la société du soir. » Dans une salle nue, autour d’une longue table de bois, des sièges de bois étaient rangés. Il s’asseyait au haut bout. Habitués et invités avaient leur place marquée et, devant eux, une cruche de bière avec un verre et une pipe en terre dans un étui de bois. Sur la table, étaient

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1729, 12 novembre; 1733, 5 mai.