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N’est-ce pas ce qui lui arrive en face d’une proposition évidente par soi, telle qu’un axiome de géométrie, par exemple? Elle a beau se dire alors qu’elle risque de se tromper, en réalité elle n’en croit rien, elle se déclare pyrrhonienne sans cesser néanmoins d’affirmer, c’est-à-dire sans pouvoir l’être comme elle le prétend. En outre, avons-nous dit, le scepticisme absolu blesse la logique. De ce que l’homme, en effet, se reconnaît sujet à l’erreur et à l’illusion en nombre de cas il ne résulte pas nécessairement qu’il y soit exposé dans tous; que tous ses jugemens soient au même degré faillibles et illusoires ; qu’il n’en puisse exister aucun d’assuré contre le doute. Descartes établit, au contraire, qu’il en existe au moins un : « Je suis, » car douter c’est penser et, pour penser, encore faut-il être, ou plutôt : penser et exister c’est tout un. La formule de Descartes n’est pas une conclusion, sa force invincible consiste en ce qu’elle est une constatation immédiate. Le scepticisme implique nécessairement cette affirmation radicale qui le réfute.

Le vrai sceptique n’est pas celui qui fait valoir les meilleures raisons de douter de tout, mais celui qui doute effectivement de tout. Ce parfait pyrrhonien a-t-il jamais existé? Pascal le nie : « Que fera donc l’homme en cet état? Doutera-t-il de tout? Doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle? Doutera-t-il s’il est? On n’en peut venir là... »

Remarquons que Pascal invoque ici, sans le désigner, l’argument cartésien contre le doute absolu. « Et je mets en fait, poursuit-il, qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l’empêche d’extravaguer à ce point. » La raison ne reçoit pas cet appui du dehors ; c’est dans son essence même qu’elle trouve de quoi échapper au doute absolu; elle n’est nullement impuissante à s’y soustraire, comme nous avons essayé de le montrer. Mais Pascal lui refuse cette vertu propre ; il se plaît à la tourner contre elle-même. « La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques... » Et il ajoute: « Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune... » Ainsi d’une part il a reconnu que l’homme n’en peut venir à douter effectivement de tout, et d’autre part il oblige la raison à s’interdire toute affirmation. Quel parti prendre? On ne peut pourtant pas tout ensemble affirmer quelque chose et n’affirmer rien ; un pareil état d’esprit n’est pas, à proprement parler, sceptique, il est contradictoire. Le parti à prendre est bien simple : «Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile... Écoutez Dieu. » iNi le pyrrhonisme, ni le dogmatisme rationnel ne sont donc le vrai pour Pascal ; il les renvoie dos à dos et