Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/771

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernières de la science par des solutions philosophiques, soit la tendance irréfléchie à satisfaire, prématurément encore, la curiosité, en déléguant au cœur par un acte de foi le pouvoir de connaître. Mais il s’en faut de beaucoup que, dans un même cerveau, la logique propre au géomètre ou au physicien rencontre et exclue la dialectique propre au constructeur de systèmes philosophiques, ou même l’intuition mystique du croyant. L’histoire et l’observation témoignent, au contraire, que le cerveau de nombreux savans, des plus illustres, semble divisé en départemens distincts et sans communication entre eux, affectés à des procédés intellectuels très divers et même incompatibles, de sorte que toute leur curiosité, tant universelle que particulière, cherche et trouve à se satisfaire par l’emploi alterné de ces procédés indépendans et opposés. Un savant à la fois physicien, géomètre et astronome, comme Newton, par exemple, qui s’agenouille, et, quittant pour une heure l’algèbre et le télescope, affirme d’emblée l’existence d’un créateur immatériel de la matière, d’une cause non pas immanente en celle-ci, mais indépendante et providentielle des mouvemens sidéraux, sans déterminer d’ailleurs la relation qui rattache une essence impondérable à la pesanteur, ce savant abandonne la mécanique pour la religion. Il demande à un procédé intellectuel étranger à l’astronomie des résultats astronomiques la donnée première et la solution dernière du problème colossal dont la mécanique n’a pu encore et ne pourra sans doute jamais poser que des équations partielles. Aussi l’astronomie n’en est-elle pas plus avancée; ce n’est pas, en réalité, le physicien et le géomètre qu’il satisfait en lui, c’est le chrétien. Nous n’avons pas l’outrecuidance de l’en blâmer, nous voulons simplement constater l’étrange, mais réelle coexistence, dans le même penseur, des aptitudes et des préoccupations morales les plus opposées, et noter surtout leur complète indépendance respective, qui seule leur permet de coexister sans conflit. Mais cette indépendance même reste à expliquer. L’unité morale de la personne qui pense ne devrait-elle pas suffire à les mettre en communication et en hostilité? Comment l’esprit scientifique, si attentif aux définitions, si prudent quand il induit, si rigoureux quand il déduit, si scrupuleux quand il observe, si sobre d’hypothèses, si fier devant l’autorité des anciens, consent-il à abdiquer tous ses droits, à n’exiger des doctrines transcendantes ni évidence dans ce qui n’est pas défini ou démontré, ni prémisses indiscutables, ni possibilité de vérification dans les lois admises, ni critique défiante et sagace appliquée aux témoignages écrits, ni réserve enfin dans le respect qui leur est accordé, dès qu’il ne s’agit plus de l’espace, de la durée et des corps, mais du monde