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prit l’habitude de respecter cette démarcation, et se livra exclusivement et en toute liberté à sa passion pour la physique et les mathématiques. Il est permis de supposer que cette longue habitude marqua d’un pli profond, peut-être ineffaçable, sa façon d’envisager l’inconnu ; il le scinda en deux parts telles que chacune d’elles ressortissait à une fonction mentale toute spéciale, ayant sa compétence propre, l’une vouée à la connaissance du Créateur, l’autre affectée à celle de la création. Ainsi l’authenticité des livres saints a pu, dans son esprit, récuser la critique scientifique, et la nature s’accommoder du miracle. La révélation et la science ont pu être, à ses yeux, deux sources de vérité dont les flots ont deux lits distincts, qu’il est impossible et d’ailleurs inutile de mettre en communication. C’est dans cette période que sa santé, atteinte déjà par l’excès du travail, s’altéra décidément. A partir de sa vingt-troisième année une période nouvelle commence pour sa vie morale. Il semble d’abord que le mysticisme y fasse une irruption triomphante, mais nous avons vu que bientôt le commerce plus étendu et plus constant avec le monde a dissous peu à peu le rigorisme de sa piété. La solidité de sa foi a pu même être ébranlée par le contact d’une société de jeunes gens libertins d’esprit et de mœurs où l’avait poussé le besoin de diversion à ses travaux qui l’énervaient. C’est la période de la lutte aiguë entre son tempérament de mystique et son tempérament de savant. Le premier, favorisé par une maladie qui lui refusait les joies du cœur sur la terre, devait fatalement l’emporter sur le second. Il appartint désormais sans partage à l’ascétisme janséniste; son entraînement vers la religion ne rencontra plus de contrepoids. Mais sa piété, quelles qu’en aient pu être les oscillations dans son âme, n’y a pas un moment cessé de tendre à la stabilité sous la loi d’un indéracinable instinct. Le pyrrhonisme proprement dit, pas plus que l’indifférence, ne nous semble avoir pu supplanter en lui, un seul instant, dans le cours entier de sa vie morale, la foi du chrétien ni la certitude du savant.

Nous ne saurions donc voir dans Pascal le martyr du doute que nous présente une légende fort accréditée. Bien que la poésie y puisse perdre, il nous apparaît simplement comme un génie scientifique de la plus haute volée, engagé dans une âme religieuse au suprême degré, tant par nature que par éducation, dont le mysticisme fut exaspéré, dans le milieu le plus propre à le nourrir, par les suites cérébrales d’une longue et cruelle maladie.


SULLY PRUDHOMME.