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déchaussés. Un de nos compatriotes, l’auteur des Débuts d’un protectorat, favorisé par un personnage religieux, a pu assister à une des séances solennelles. « Très rapidement, a-t-il dit, pour chacun des rites, un cadi du juge interroge, dirige les débats, rend la sentence en consultant le plus souvent du regard les autres membres du tribunal où siègent un bach-muphti et des muphtis. Ceux-ci assistent impassibles à l’audience, couverts de voiles en cachemires brodés de soie, qu’ils disposent sur leur tête en forme d’énormes coupoles, — ensevelis sous de fins burnous superposés, tantôt blancs, tantôt bleutés, verdâtres, pourpres, couleur de citron, de pistache, d’orange et d’abricot ; rarement l’un d’eux prend la parole à voix basse et brièvement ; tous sont très âgés ; — aucune passion ne peut se lire sur leurs visages et taire oublier qu’ils siègent dans un temple où la justice se rend au nom de Dieu. »

Les villes principales ont leur charamalcki ou juge d’un rang élevé, les tribus n’ont qu’un simple cadi; la compétence de l’un et de l’autre est sans limites : pénale, civile, et commerciale. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la justice tunisienne, c’est que, l’arrêt rendu, les condamnés doivent se déclarer convaincus et contens du jugement. S’ils ne le montrent pas, on les met en prison en compagnie de l’avocat lorsque c’est ce dernier qui rend ses cliens réfractaires. Il en est de même pour les plaideurs qui, gagnant un procès, trouvent qu’ils ne l’ont pas assez gagné. Avec un tel système en France, nos prisons seraient trop étroites.

La chara justice d’essence trop religieuse, n’étant plus suffisante dans un temps où, en dépit des traditions, le progrès s’infiltre un peu partout, on a créé une autre juridiction, l’ouzara, qui supplée à ce que la loi divine, comme celle de Moïse, a de trop barbare et de trop cruel. Le ministère public et l’accusation n’existent pas en Tunisie : c’est donc aux familles de l’homme volé ou assassiné qu’il appartient de dénoncer les coupables aux autorités et de les leur livrer. La vendetta tunisienne peut marcher de pair avec la vendetta corse. Ici comme dans le maquis, le désir de vengeance ne s’éteint que lorsque celui qui l’inspire est mort. Toutefois, plus on étudie le caractère et les mœurs des indigènes et plus il est permis de croire que, grâce à la fréquentation des Européens, les Tunisiens, doux par nature, deviendront de moins en moins sanguinaires et que la vendetta disparaîtra de leurs mœurs lorsque probablement elle se perpétuera encore dans l’île de Corse.

Depuis que nous sommes en Tunisie, la section des affaires pénales de l’ouzara a été divisée en deux bureaux. Le premier s’occupe des affaires criminelles, comme assassinat, homicide, vol avec effraction ou à main armée, viol, enlèvement, désertion. Le deuxième bureau s’occupe spécialement des affaires correctionnelles,