sensation visuelle, ni qui puisse nous apprendre davantage sur la nature intime et profonde du génie que nous voulons étudier.
Le seul renseignement direct que nous puissions emprunter ici aux biographes, c’est que Victor Hugo avait d’excellens yeux. D’après le Témoin de sa vie, il lui arriva un jour, étant tout enfant et élève de la pension Cordier, de mieux distinguer à l’œil nu les caractères d’une enseigne fort éloignée que ses camarades ne pouvaient le faire avec une lorgnette marine, ce qui lui valut un éloge où le répétiteur mit tout son esprit : « La longue-vue, c’est la vôtre. » Plus tard, lorsqu’il montait, vers le soir, avec Sainte-Beuve, sur les tours de Notre-Dame pour voir coucher le soleil, « il distinguait de là-haut, au balcon de l’Arsenal, la couleur de la robe de Mlle Nodier. » On sait, du reste, qu’il pratiqua jusqu’à sa mort le dédain des lunettes.
Sainte-Beuve donne plus de valeur à l’indication en cherchant à définir[1] le procédé descriptif que le poète tient du caractère propre de sa vision : « Son imagination est si rapide qu’elle se meut sur chaque point à la fois; elle devient analytique, à force d’être alerte et perçante; jamais il ne rencontre une tour dont il ne compte les angles, les faces et les pointes... »
Le trait est d’importance, mais notre curiosité ne s’en trouve point satisfaite ; nous voulons savoir ce qui frappe ces yeux si vifs, quels genres d’objets ils se prêtent naturellement à réfléchir, afin d’entrevoir d’avance quelles images reparaîtront ensuite dans son cerveau et s’épanouiront dans sa poésie.
Une précision est ici nécessaire.
Il semble, au premier abord, que la vue nous fasse connaître des aspects multiples du monde extérieur : n’est-ce pas d’elle que nous tenons la première notion de la forme et du mouvement, que le toucher détermine plus tard et complète? Pourtant la sensation de lumière colorée est bien la seule que nous puissions rapporter directement et exclusivement à notre œil. A vrai dire, cette sensation n’est pas tout à fait simple : la couleur proprement dite exige, pour être perçue, d’autres conditions que la lumière éclairante, à savoir une sorte d’équilibre entre la puissance de l’organe et l’intensité du foyer lumineux. Beaucoup de lumière noie les couleurs, comme peu de lumière les efface ; l’œil ne distingue les variétés du prisme que lorsqu’il n’a aucun effort à faire, ni pour saisir une clarté insuffisante, ni pour écarter un éclat excessif. Mais ces deux elémens sont trop intimement liés pour que l’analyse psychologique les sépare, et l’on peut poser en principe qu’étudier la sensibilité visuelle d’une personne, c’est rechercher la mesure dans laquelle
- ↑ Article du Globe, 1826.