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sions : de là cette coutume de tenir de très vieux fromages en réserve, coutume qu’on retrouve dans les Ormonts, le Gessenay, le Valais, où, lorsqu’on enterre un habitant, on mange le fromage fabriqué en son honneur le jour de sa naissance, de son baptême et de son mariage. En 1628, on voit figurer, dans les inventaires après décès, quatre cents et même huit cents livres de fromages comme provisions de ménage, tous fromages maigres et du poids de dix à vingt livres[1].

Après la guerre de Trente Ans, la Franche-Comté se trouva tellement épuisée par sa courageuse résistance aux armes de Richelieu qu’elle ressemblait presque à un désert et qu’un chef de bandes, un Attila au petit pied, pouvait dire : « Si on trouve, après moi, une vache en Comté, je l’habillerai de velours. » Pour repeupler le pays, les Comtois s’adressèrent à la Savoie, au canton de Fribourg, et dans les montagnes du Jura vinrent s’établir des pâtres de la Gruyère, district gouverné par les comtes de Gruyère, qui portaient sur leur écusson héraldique une grue : ayant emmené avec eux leur modeste matériel, une chaudière, quelques planches, des vases en bois, ils mirent en commun le lait des troupeaux ; le fruitier se transportait tour à tour de maison en maison, et le fromage appartenait à celui chez qui on le fabriquait. Cette organisation, qui a fonctionné pendant des siècles, n’a pas encore cédé partout la place à un système plus rationnel, tant règne, impérieuse, la tradition dans l’âme rurale ; et c’est petit à petit, très lentement, grâce à la pression des faits, que le progrès s’avance parmi les populations des plateaux, les plus difficiles à convaincre, parce que l’antique routine pèse sur elles, tandis qu’avec celles des régions moyennes et de la plaine, on opère en quelque sorte sur table rase. L’œuvre de transformation a ses apôtres : MM. Louis Milcent, Alfred Bouvet, Tripard, Gobin, A. Ligier, Charles Martin, Brusset, Gauthier, Auguste Calvet, Briot, etc., hommes énergiques et modestes, qui, résolument, arrachent tous les jours un peu d’ivraie du champ et la remplacent par le bon grain, offrant aux adeptes l’aisance, les ramenant à la terre, aux vertus domestiques. Moins de blé, plus de laiterie, plus de fromages, une alimentation intelligente du bé-

  1. Voir le Manuel des fromageries du docteur Munier. — Max Buchon, les Fromageries franc-comtoises. — A. Pouriau : De l’Industrie fromagère, De l’Industrie laitière dans dix départemens ; la Laiterie, 1 vol. in-18, 1888. — L. Péquignot : les Fromageries franc-comtoises. — La Crise de l’Industrie fromagère dans le Jura comtois et la Suisse, Annales agronomiques, 25 février 1889. — Grandvoinnet : Rapport à la Société d’agriculture de l’Ain sur les fruitières suisses ; Bourg, 1884. — G. Martinet, la Situation de l’Industrie laitière en Suisse, 1889. — Emmanuel de Vevey : l’Activité de la station laitière de Fribourg en 1888.