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qu’à vous baisser pour en prendre. Plus tard, vous ferez vos comptes et vous saurez ce qu’elle coûte. »

Pesth, enfin, tient en réserve un autre genre d’attrait plus sérieux. Pour le comprendre, laissez passer le bruit du jour et montez, vers le soir, sur le rocher de Bude. Là se pressent les maisons basses qui suffisaient aux fiers cavaliers d’autrefois. Là, le pied foule les murailles mêmes de l’ancienne forteresse turque. Là enfin, sous vos regards, plus loin que la ville, dont la masse confuse fait entendre en bas sa rumeur, se déploie le tapis d’une plaine immense, et rayonnent les trois ou quatre grandes routes de l’Orient. À votre droite, ce roc à pic sur le Danube a marqué la borne extrême de l’empire des Osmanlis : le flot musulman s’est retiré lentement devant lui, comme on voit la mer fuir en grondant les hautes falaises dont elle a rongé la base. La pensée, plus hardie dans son vol à mesure que l’horizon s’élève, suit ce reflux à travers l’espace et le temps, de ville en ville, de siècle en siècle, depuis le prince Eugène jusqu’à Skobélef et de Péterwardein à Plewna. Elle s’enfonce dans le lointain des âges, pendant que l’œil cherche à percer les brouillards de la plaine.

Est-il au monde un meilleur observatoire pour embrasser l’ensemble des affaires d’Orient ? Pesth est le point géométrique où se croisent les grandes voies de Constantinople, de Bucharest, de Bel- grade et de Serajevo. Rétrograder jusqu’ici pour mieux voir la péninsule, c’est imiter les peintres, qui se reculent afin de mieux saisir la perspective d’un tableau.


I.

Et d’abord, en face de ces plaines à moitié vides, sur cette Marche de l’est abandonnée pendant deux siècles au Croissant, comment oublier que l’Europe a son histoire collective, et que, bon gré mal gré, elle forme un corps politique dont les vicissitudes nous rendent solidaires les uns des autres ? Nous payons les fautes de nos pères à mille ans d’échéance. Nous apprenons, par exemple, à nos dépens ce qu’il en coûte de reconquérir les bords de la Méditerranée, délaissés après l’invasion des barbares. Ce n’est point impunément qu’on a rompu les liens vénérables qui rattachaient l’Europe à sa mère, l’Asie. Toute la question d’Orient est née de cette erreur, dont les contemporains des Comnène et des Paléologue n’avaient certainement pas conscience.

Il faut se rappeler les grands traits du drame qui se jouait par-dessus la tête des rois : l’Asie prenant, au VIIe siècle, sa première revanche contre la prépondérance de l’Europe ; celle-ci fuyant devant