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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/133

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rivales de Rome et de Byzance se disputant l’âme des peuples, l’une avec sa propagande fougueuse et son esprit de croisade qui arme le bras des Hongrois, l’autre formaliste, (cruelle à froid, par politique et non par entraînement, habile à dompter des sauvages par la cantilène uniforme de ses rites. Déjà les peuples se disciplinent. Déjà, le long des vallées populeuses, la croix grecque et la croix latine s’avancent parallèlement. Les églises de marbre ou de pierre dominent les cabanes en pisé. Les marchands grecs, les cabaretiers dal mates remontent les fleuves et s’établissent au croisement des routes. Derrière le prêtre et le négociant, voici le politique. Les jalousies de race et les querelles de sacristie gênent sa marche ; cependant on peut prévoir le temps où les dynasties locales iront se fondre dans le moule plus large d’un nouvel empire byzantin, rajeuni de sève barbare, et laisseront derrière elles un sillon moins profond que nos anciens royaumes de Provence ou d’Aquitaine. Or l’irruption des Turcs remet tout en question.

Comme on voit tourbillonner dans les plaines hongroises une trombe de poussière qui dérobe en quelques minutes la vue des arbres et des maisons, de même la grande ombre de l’Asie s’allonge et engloutit des morceaux entiers de territoire. Pendant deux, trois et quatre siècles, on ne les verra plus qu’à travers un nuage. C’est d’abord l’Anatolie, ce poste avancé de l’Europe, cette terre féconde, nourrice de deux ou trois civilisations, ancêtre des colonies grecques, pourvoyeuse de Rome et de Byzance, arbitre de la, foi, dont chaque ville, Antioche, Nicée, Nicomédie, est fameuse par quelque concile. Cette terre, classique entre toutes, recule dans un lointain nébuleux. Aujourd’hui même, elle nous est à peine mieux connue que le Congo. C’est ensuite la péninsule des Balkans, ce vieux sol légendaire dont la Grèce est le joyau, cette fertile Mésie, ces côtes si heureusement découpées, qui avaient vu l’aurore de l’ancien monde, et qui en vit les derniers reflets colorer l’éclosion tardive et magnifique de Constantinople : tout disparaît dans le nuage menaçant dont l’ombre, répandue sur la Hongrie, fait frissonner l’Europe jusqu’à Vienne. Toutes ces contrées qui, dans le bouillonnement du moyen âge, commençaient à prendre figure de nations, deviennent de simples boulevards stratégiques. L’Europe n’aperçoit plus la péninsule que de loin, à travers la fumée des batailles, comme un réduit formidable qui vomit sur elle le fer et le feu. C’est bien une citadelle, en effet, que ce vaste front bastionné, défendu par le large fossé du Danube, défilé par le feu convergent de ses forts en demi-cercle, flanqué des sombres arêtes de la Bosnie, hérissé de montagnes qui paraissent autant d’épis protecteurs, et prolongeant jusqu’au littoral, à travers les Alpes et