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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/136

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Où est cette chevalerie bosniaque, indocile et vaillante, le tourment et l’espoir des Hongrois ? Tout entière passée à l’ennemi, avec armes et bagages. Longtemps elle a formé l’avant-garde de l’empire ottoman. On reconnaît encore ses descendans à leur démarche fière, à leur front têtu, à leur œil de faucon. Naguère, chaque printemps les ramenait, lestes et braves, dans les plaines de la Croatie, qu’ils tondaient à plaisir. Ou bien, à l’appel du héraut d’armes, ils allaient rejoindre, le long du Danube, les cavaliers d’Asie. C’étaient alors de belles chevauchées jusqu’à Temesvar, jusqu’à Bude, dans un fourmillement de casques, de cuirasses, de turbans et de burnous. Les croupes ramassées des petits chevaux bosniaques se serraient contre les flancs nerveux des chevaux arabes, et l’Europe musulmane, entraînée dans l’avalanche, rivalisait d’audace avec l’Asie conquérante. Ces beaux jours ne sont plus. À l’aurore du XIXe siècle, cette brillante cavalerie a reflué dans ses montagnes pour n’en plus sortir. Elle doit vivre sur ses maigres revenus, aux dépens du chrétien, qu’elle soupçonne de connivence avec l’ennemi. N’étant plus victorieuse, elle devient tyrannique, et déjà ces belles vallées, vides de cultivateurs, se transforment en désert verdoyant.

Au moins cette noblesse a survécu, grâce à son apostasie. Mais en Serbie, de tous les rudes compagnons qui combattaient à côté de leur prince dans les champs de Kossovo, rien ne surnage, pas une famille, pas un nom, à peine un souvenir jeté au vent du ciel dans le refrain d’une chanson. Il ne reste qu’un peuple de serfs et de pâtres, parmi lesquels les plus grands héros sont des marchands de porcs, parce que les porcs se contentent de glands et que dans le fond des forêts on peut vivre libre et oisif : deux privilèges inséparables aux yeux du chrétien d’Orient. La forêt a presque entièrement reconquis ce sol qui était un des greniers de Rome et dont la légende moderne fait un repaire de brigands. Débonnaire en temps de paix, mais hérissé de broussailles et facile à détendre en temps de guerre, ce pays ramène à la vie sauvage tout ce qui a du cœur. Le menu peuple reçoit les ordres d’un caporal Schlag, qui croit, en l’humiliant, remplir une mission céleste. Lady Montague nous montre ces infortunés tremblant sous le fouet du janissaire. Du fond de sa berline, elle n’a pas aperçu les éclairs de leurs yeux noirs où s’amassent de telles rancunes. Ils ont mis cent ans à couver leur colère ; mais comme les traces de ces malheurs s’effacent lentement ! Que de terres incultes, quels aspects mélancoliques, surtout aux environs des anciennes forteresses ! Là, il