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commode et confortable. J’ose dire que le sort de ces peuples est digne d’envie ; mais la plupart d’entre eux n’atteignent qu’après de longs travaux cette honorable retraite. Avant de se reposer sur l’oreiller moelleux de la neutralité, ils ont vécu parmi les procès de bornage et les contestations de mur mitoyen. Tel un homme de loi, vieilli dans les disputes, obtient à l’ancienneté un siège de magistrat inamovible.

Les états des Balkans auront encore plus d’un écueil à franchir avant d’atteindre le port. Vainement la ligue de la paix plaiderait en leur faveur. Vainement des têtes graves se réuniraient autour d’un tapis vert pour les déclarer neutres. Il n’est, hélas ! de neutralité solide que celle qui s’impose par les armes et que le temps consacre. J’approuve fort, pour ma part, ces petites monarchies de ne remettre à personne le soin de leur sécurité, mais de s’armer du mieux qu’elles peuvent. Elles devront, comme les autres, peiner et travailler pour conquérir le droit, non-seulement de se reposer, mais de vivre. Toutefois, on peut affirmer, au déclin de ce siècle, qu’elles ont déjà fait leurs preuves, et que leur cause est gagnée devant l’opinion. De plus en plus, on les considère comme des pièces essentielles dans l’équilibre européen. Ce sont autant de tampons ou de freins destinés à ralentir, si ce n’est à enrayer ces locomotives chauffées à blanc, qui menacent de se culbuter sur la route de Constantinople. Susciter, entre les grandes nations rivales, des petits états intermédiaires et relativement paisibles, est encore la manière la plus sûre et la plus économique de prévenir ou d’ajourner les conflits.

Ce sont là, cependant, des demi-solutions, puisqu’aucun de ces états n’est de taille à devenir le Piémont d’une nouvelle Italie. Leur plus grand mérite est de faire avancer l’Europe de quelques pas, et de lui former une ceinture protectrice. Mais la vieille querelle avec l’Asie n’est pas vidée. Saint-Marc Girardin croyait qu’elle finirait d’elle-même, par l’émancipation graduelle et spontanée des populations chrétiennes. On n’aurait eu qu’à laisser faire. C’est ce qu’il appelait « les dénoûmens orientaux. » Il se trompait : on aurait beau démembrer l’empire turc, et, comme on dit, manger l’artichaut feuille à feuille, il resterait encore à savoir quelle puissance et quelle civilisation domineraient sur les deux rives du Bosphore.

Le centre de la question d’Orient sera toujours à Constantinople.