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SACRIFIÉS.

« Ma résolution n’a pas tenu devant la brutalité du fait : le mariage de convenance m’a fait peur.

« C’est là la cause, l’unique cause de ma déroute. Mlle  de C… n’y est pour rien, vous auriez tort de supposer un instant que mon examen lui ait été défavorable. Elle doit être charmante, au contraire, d’abord parce qu’elle a votre suffrage et aussi par le peu que j’en ai vu. Qui sait même si, placée sur mon chemin de telle sorte que j’eusse pu apprécier les exquises qualités qu’elle doit posséder, elle n’eût pas réalisé la femme de mon choix ?

« Malheureusement, en amour on ne peut supposer le problème résolu comme en géométrie ; c’est un contre-sens, suivant moi, qu’épouser d’abord pour aimer après. Le mariage est acte trop grave pour ne pas l’aborder tous les atouts en main, et le plus gros de tous ne peut être que le plus fort sentiment de l’humanité.

« Ne dites pas que vous l’écartez sous prétexte qu’il est fragile. À supposer qu’il vienne à décroître, même à s’user, ne laisse-t-il pas après lui une accoutumance de tendresse confiante, garantie d’un bonheur durable qu’il est seul à pouvoir promettre ?

« En regardant attentivement dans mon âme, j’ai compris qu’elle entendait se donner tout entière et qu’il n’y avait que ce don absolu de moi-même qui pût engager saintement mon avenir. J’attendrai donc qu’elle se soit prononcé ; autrement je ne me marierai jamais.

« Vous n’insisterez pas, chère mère, pour modifier une décision dont dépend le bonheur et peut-être l’honneur de votre enfant.

« Celle que je vous présenterai pour fille doit être la plus heureuse, la plus adorée des femmes. Laissez-moi être sûr de moi-même avant de me lier pour la vie, sûr de garder la foi jurée aussi absolument, aussi passionnément qu’elle m’est commandée par la conception sublime que j’ai du mariage. »

II.

Après avoir grimpé péniblement la côte qui commence pas loin de Digne, dès que la route quitte la Bléone, le courrier de Colmars-les-Alpes arrivait enfin tout en haut, au petit col d’où l’on descend sur Châteauredon. Sa capote bossuée, enfouie sous un demi-pied de poussière et piquant du nez à chaque cahot, la vieille voiture jaune s’avançait disloquée dans ses ais, grinçant de ses ferrailles disjointes, de sa lanterne dessoudée, de la boite aux lettres en fer-blanc qui lui battait au flanc, et des deux grelots fêlés du