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et l’animal, c’est cette connaissance de la mort qui met entre eux un abîme. On pourrait définir l’homme : un animal qui connaît la mort, et qui, sans la certitude et l’effroi qu’il en a, ne serait rien de ce qu’il est, si, comme le dit Schopenhauer, « la mort est proprement le génie inspirateur de la philosophie. » C’est à quoi ne songent pas ceux qui trouvent la méditation de la mort inélégante, comme ils disent, et même volontiers un peu vile. Mais nous, avec Schopenhauer et avec Bourdaloue, c’est au contraire la méditation de la vie que nous trouverions bien courte et bien grossière. Car, à quoi sert-elle, en développant en nous la volonté de vivre, qu’à y nourrir en même temps tout ce qu’il y a d’instincts bas et vulgaires? qu’à nous rendre les esclaves affairés de nos sens et de nos passions? qu’à rétrécir l’horizon de notre pensée? Seulement ce que Bourdaloue, dans le sermon sur la Pensée de la mort, n’établit que sur la confiance qu’il met dans sa religion, Schopenhauer y arrive par un autre chemin. Nous dirons tout à l’heure l’avantage qu’il y a trouvé.

Pour le moment, c’est assez si l’on voit la conséquence toute morale qui découle de cette conception de la mort. Aspirer à la mort, dans le langage de Schopenhauer, ce n’est point se suicider soi-même, ni conseiller aux autres d’en faire autant, — comme on l’a dit en croyant ainsi ridiculiser la doctrine, — mais c’est leur conseiller, et c’est soi-même s’efforcer d’anéantir en soi ce qu’il appelle la volonté de vivre. Or, la volonté de vivre, c’est la volonté sourde et instinctive de persévérer dans notre être ; c’est la tendance que nous avons de tout ramener à nous comme au centre du monde; c’est la disposition que nous tenons de la nature à considérer les autres, l’univers entier, si nous pouvions nous en rendre maîtres, comme autant de moyens mis à notre portée pour la réalisation de la fin que nous sommes nous seuls pour nous-mêmes. Qu’en résulte-t-il donc? sinon que tout ce que nous gagnons sur la volonté de vivre, nous le gagnons sur l’instinct et sur l’égoïsme? A chaque effort que nous faisons pour nous déprendre et nous dépouiller de nous-mêmes, c’est un vice que nous attaquons dans sa source, et c’est une vertu dont nous commençons l’apprentissage. Nous commençons par mettre leur juste prix aux biens qui n’en sont point, tels que la fortune et la gloire, — ce qui ne signifie pas que nous ne les poursuivions pas, puisqu’enfin la société des hommes est fondée en partie sur l’estime commune qu’ils en font, — mais nous n’y mettons plus le même empressement, la même ardeur, la même âpreté. C’est la justice qui triomphe en nous de l’égoïsme. Plaisons un pas de plus, si nous en sommes capables. Renonçons à ces biens qu’on estime, et quittons-en, pour ainsi dire aux autres, la part que nous aurions pu, si nous l’avions voulu, nous attribuer. C’est la charité qui s’ajoute à la justice, qui la complote, et qui l’achève. Poussons plus loin encore; élevons-nous plus haut: