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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/249

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SACRIFIÉS.

Et elle s’échappa très vive, suivie de leurs regards reconnaissans, sans qu’ils fissent effort pour la retenir.

— C’est donc de moi que vous parliez ? murmura Mireille.

— Et de qui donc parler, sinon de ce qui fait vivre ma pensée ! répliqua-t-il. Je vous attendais, Mireille, je soupirais après votre venue, passionnément, éperdument… Ah ! quel besoin fou j’avais de vous répéter, les yeux dans les yeux, tout ce que mon culte ardent vous adressait de loin ! Vous voilà, c’est bien vous, ma chère bien-aimée, et maintenant mes longues litanies d’amour ne savent plus monter vers vous, ma volonté m’abandonne, les paroles meurent sur mes lèvres, et je ne puis rien, non, je ne puis rien autre que de vous contempler.

— Regardez-moi donc, soupira-t-elle, penchant ses yeux vers ceux de son ami, regardez-moi avec toute votre âme, vous en avez le droit, car elle est bien à vous, votre Mireille, certes et depuis longtemps, ne le saviez-vous pas ?

Maintenant ils ne parlaient plus, envolés du monde réel, repris par celui du rêve. Lui eût voulu rester là toujours, ses lèvres sur les mains de Mireille, abîmé à ses pieds ; elle, perdue dans sa radieuse extase.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

X.

Comme tous les dîners où le nombre des couverts fait rêver d’un banquet, celui-là se traînait.

Languissantes, les conversations tombaient et se relevaient péniblement. À Marseille, l’usage veut qu’on se mette tard à table ; ce soir-là, on en avait abusé. La tradition de la maison étant en outre somptueuse, le raffinement du service et la recherche des mets avaient été poussés jusqu’à l’invraisemblance.

À ces causes de lassitude et d’énervement s’ajoutait la présence d’un virtuose espagnol dont on fêtait le passage avec tout l’apparat dû à un sujet aussi rare. L’air était chargé de toasts, une attente lourde pesait sur l’assistance. Hypnotisées, les femmes buvaient la parole du maestro et s’extasiaient sur sa jeunesse, sa bonne mine, et l’aisance exquise dont il se tirait d’affaire en son français mâtiné d’espagnol.

Deux personnes cependant ne s’apercevaient ni de la durée du repas, ni des allures moribondes de la conversation.

Profitant de cet isolement que procure le grand nombre, Mireille et Jean, quoique placés aux bouts opposés de la table, en dirigeant adroitement leur rayon visuel par-dessus les corbeilles, le long des surtouts, au travers des candélabres, réussissaient à se voir.