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Il eut le sentiment d’un huissier qui l’introduisait avec une obséquiosité de bon augure, de courtiers groupés dans une antichambre, le regardant passer avec étonnement, d’un long défilé entre des guichets, enfin d’un grand cabinet de travail sévèrement meublé, où il se voyait assis, écoutant M. Valtence.

— Beaucoup de pères à ma place, disait celui-ci, seraient trop heureux d’accueillir une demande bien faite pour flatter leur amour-propre. Vous avez tout ce qu’on recherche dans le monde, cher monsieur : fortune, relations, jeunesse, beau nom, avenir brillant, et, sans vous connaître personnellement beaucoup, je n’ignore pas que vous avez déjà conquis ici bien des sympathies. Un hasard assez romanesque vous a fait rencontrer ma fille dans un coin perdu, et vous n’êtes pas restés insensibles l’un à l’autre. Je n’ai connu l’aventure que ces jours derniers. C’était trop tard pour y mettre ordre, en vous épargnant une démarche inutile. J’ai donc préféré vous donner moi-même l’explication loyale à laquelle vous avez droit ; vous deviez être le premier instruit de mes intentions, et je vous donne ma parole que jusqu’ici les miens les ignorent encore.

Je ne crois pas, monsieur, que le bonheur d’une union naisse d’une rencontre de hasard, quelque ardeur de sentiment qu’il en résulte de part et d’autre. La société étant faite de couches différentes, j’estime qu’avant tout il faut rester chacun dans la sienne. Le milieu dont vous dépendez diffère absolument du mien, par les idées, les aspirations, l’éducation sociale. Ma fille ne saurait donc être admise dans le vôtre qu’en renonçant à tout ce qu’elle tient de son père. Ce serait une apostasie, honteuse pour elle, douloureuse pour moi. Je veux espérer qu’elle s’y refuserait d’elle-même : en tout cas, moi j’ai le devoir de ne pas l’y exposer.

Jean de Vair avait conscience d’avoir alors répondu :

— Je ne vois pas comme vous, monsieur, la France divisée en compartimens, sans communication les uns avec les autres. À mes yeux, il n’y a qu’une société française, d’accès très large, où toutes les supériorités ont leur place marquée. La noblesse, qui en est une, s’y est fondue avec les autres, et l’exclusivisme prétendu de son milieu et de ses idées n’est plus qu’une vieille légende, ainsi que vous vous en seriez convaincu en ma personne, si vous m’aviez fait l’honneur de m’entretenir quelquefois.

— Qu’un officier de votre valeur, avait repris vivement M, Valtence, mû par son patriotisme intelligent, soit rentré très sincèrement, malgré les entraves d’éducation et de milieu, dans le courant de la France moderne, j’y souscris volontiers ; mais que la masse des fils d’émigrés aient renié les prétentions de leurs pères, au lieu de les léguer à leurs descendans, ça je refuse de l’admettre, et quiconque ouvre les yeux le voit comme moi. Or je ne veux pas