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donc, à chances égales, il y a l’infini à gagner en risquant le fini, il y a un avantage infini à parier. « Et ainsi, dit Pascal, notre proposition est dans une force infinie quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte et l’infini à gagner. » — «... Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.»

La forme dramatique du marché n’en sauve pas le caractère choquant, cyniquement intéressé. Remarquons en effet que, dans ces termes, parier que Dieu est, ce n’est pas juger son existence plus probable que sa non-existence ; c’est uniquement, à chances égales qu’il existe ou n’existe pas, s’assurer contre un risque inévitable par un sacrifice avantageux, et se ménager du même coup la chance d’un bonheur éternel et parfait. Il ne s’agit pas du tout, pour Pascal, de prouver à l’incrédule l’existence de Dieu par la raison : l’avoir convaincu rationnellement qu’il est intéressé à se conduire comme si Dieu existait, c’est avoir acquis sur sa créance un avantage des plus importans. En effet, il est dans la nasse. Dès l’instant qu’il s’incline à croire, il appartient à l’Église. Le reste n’est plus qu’une affaire de temps. « Suivez la manière par où ils (les croyans) ont commencé ; c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc.; naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi? Qu’avez-vous à perdre? (la raison est si peu de chose)... Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminuera les passions, qui sont vos grands obstacles, etc. » On comprend très bien toute la confiance de Pascal dans le succès de sa manœuvre, quand on se rappelle les nombreux fragmens où il constate la toute-puissance de l’habitude. « Tant est grande la force de l’habitude, que de ceux que la nature n’a faits qu’hommes, on fait toutes les conditions des hommes... Elle contraint la nature. » — « La coutume est notre nature; qui s’accoutume à la foi, la croit... » — « Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense... C’est elle qui fait tant de chrétiens... » — « Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration... Il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume. » — « c’est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. » Et enfin cette pensée, qui résume si énergiquement les précédentes : « La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel; il n’y a rien qu’on ne fasse perdre, »