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adoptons la solution que nous propose la voix intérieure de la conscience. Nous admettons l’utilité de l’instinct chez les bêtes : admettons l’intérêt, par conséquent l’objectivité du sens moral et du sens esthétique chez l’homme, puisque sans cette révélation spontanée l’homme n’est pas plus capable d’agir en homme que l’animal sans l’instinct ne le serait d’agir conformément à sa propre essence, de vivre, en un mot. Si l’animal trouve en lui-même l’impulsion directrice qui lui permet de subsister, il n’est pas vraisemblable que l’homme seul entre tous les vivans de la terre soit dépourvu de toute indication pour sa conduite ; or l’indication de ses appétits ne lui suffit évidemment pas, puisqu’elle ne le distingue pas de la bête ; il est donc naturel qu’il cherche en lui-même une règle de conduite plus élevée, spécialement humaine, et il n’est pas moins naturel qu’il la trouve dans sa conscience. Ce qu’il engage et risque de perdre en s’y fiant, ce n’est, à proprement parler, rien d’humain, car c’est la part de bonheur qu’il a en commun avec les espèces inférieures ; s’il veut être réellement homme, il ne saurait y attacher un prix comparable à l’avantage que lui offre la grande probabilité d’accomplir sa vraie destinée en sacrifiant cette part grossière de bonheur à la chance d’une félicité digne de lui.

Ajoutons toutefois que ce pari forcé peut rester indifférent à un grand nombre d’individus. En suivant leurs appétits, ils parient à leur gré, quoique à leur insu, s’ils occupent dans l’échelle des races humaines un degré assez voisin de l’animalité pour que leur conscience ne leur suggère presque aucun discernement du bien et du mal, aucune aspiration vers le mieux. Dans les races supérieures mêmes, il existe beaucoup d’individus qui, par une sorte d’atavisme, sont demeurés en arrière sur le progrès moral de leurs ascendans. Ceux-là non plus ne se sentent pas intéressés à prendre parti dans le pari ; ils y restent engagés inconsciemment et sans le moindre souci d’un avenir ultra-terrestre. Il n’y a d’intéressés à en examiner les chances que ceux qui se reconnaissent assez de dignité pour risquer d’y perdre par une aveugle conduite.

Ce que nous venons de dire des conditions du jeu imposé à tout homme par la nécessité où il est de vivre avant de savoir avec certitude comment il doit vivre n’est qu’un énoncé très sommaire de la question. Nous n’avons eu pour but que de faire sentir la portée de la pensée de Pascal, si discutable que puisse être, d’ailleurs, l’application qu’il en a faite. La valeur morale d’un individu, c’est-à-dire le degré où chez lui l’homme s’est dégagé de la brute, peut se mesurer à la conscience qu’il a des risques qu’il court dans cette terrible partie, car il n’en court qu’autant qu’il s’est rendu responsable de son choix en contractant les caractères essentiels de l’humanité.


SULLY PRUDHOMME.