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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/35

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SACRIFIÉS.

troupe des chasseurs à pied, redescendant vers le col d’Allos, s’était heurtée à un violent orage qui eût pu lui être fatal. Autour d’elle les ténèbres s’étaient tout à coup épaissies, au point qu’il devint impossible de discerner le sentier. L’on venait d’ailleurs d’atteindre un passage difficile : la moindre erreur de direction pouvait conduire au précipice. La pluie torrentielle emportait les pierres, ravinait les terres, menaçait d’entraîner les hommes blottis contre la montagne. Chacun sentait que l’heure était grave, aucune parole n’était prononcée, on n’entendait que le tumulte des élémens. Et les pierres détachées continuaient à rouler, passaient d’un bond par-dessus les têtes et retombaient au gouffre avec un

bruit mat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand l’orage vint à cesser, les chasseurs, figés dans la boue, ruisselans de l’averse, à peine remis de leur angoisse, se demandèrent anxieusement si tout le monde était présent.

Les caporaux firent l’appel : personne ne manquait.

La prière de Mireille leur avait sans doute porté bonheur.

V.

Jean de Vair n’était pas de ceux qui analysent patiemment leurs sentimens, ni qui les dissimulent. Sans méconnaître que le séjour de Colmars serait au-dessus de ses forces du jour où Mme Marbel et sa sœur auraient quitté les Sorguettes, il ne se rendait pas un compte très exact de la place immense qu’elles avaient prise dans sa vie. Aussi, s’abandonnant sans arrière-pensée au charme de ces deux femmes d’élite et comprenant toute l’étendue du sauvetage moral opéré par elles en sa personne, qui se noyait dans cette rustrerie de canton bas-alpin, il n’avait su ni mettre des restrictions dans son empressement à accepter leur bienfait, ni leur doser sa reconnaissance.

Vaguement il sentait que leur séduction l’enveloppait chaque fois davantage, mais il croyait la subir en bloc, sans incliner vers l’une plutôt que vers l’autre.

Le danger pouvait-il venir de Mireille ? Vraiment, son expérience de Saint-Pierre de Chaillot ne l’avait pas acheminé sur la route du mariage, et, si sa fantaisie l’y eût ramené, il n’était pas sans savoir que le moment était mal choisi pour faire agréer à ses parens, désappointés de leur échec, une union qui ne pouvait manquer de froisser leur susceptibilité patricienne.

Était-ce de Mme Marbel qu’il était à redouter ?

Il ne l’admettait pas. Élevé dans l’ancien respect de la femme du monde, il la voyait très haut, comme une demi-divinité, et ne con-