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sommes en droit de dire au poète : « Nous vous avons suivi sur un océan de mystères, de songes, d’inquiétantes rêveries, où jamais mortel n’a pénétré avant vous. Vous vous êtes institué notre guide dans ces régions inexplorées et presque maudites. Avec une complaisance visible, vous nous en avez révélé les secrets, souvent horribles, et nos yeux se sont emplis d’images inconnues, nos oreilles de bruits étranges, nos narines de parfums rares : tous nos sens surexcités se sont, en quelque sorte, affinés, comme il arrive dans les atmosphères factices et dans les milieux artificiels. Votre ivresse nous gagne. Semblables à ces mangeurs de lotos, qui s’oublièrent un soir sur les rivages de Thulé, à regarder le soleil miroiter sur les vagues, nous voici conquis par le charme mystérieux du pays des songes, et nous ne demandons qu’à rester sur cette grève d’où l’on voit passer, à l’horizon, les séraphins ailés qui poussent le vaisseau fantôme : car il y a une volupté maladive dans ces visions. Mais tout cet enchantement, vous le savez, ô poète, n’aura qu’une heure, et alors la chute sera rude, à nos imaginations surmenées, du rêve à la réalité. Que du moins votre musique surnaturelle meure doucement, dans le frémissement des accords, dans le prolongement des sonorités : ne nous ôtez pas d’un coup les voluptés entrevues : ne nous ouvrez pas ce paradis d’un nouveau genre pour nous en fermer la porte brusquement au nom de la morale. Ou du moins que votre morale soit d’un ordre un peu plus rare ; qu’elle s’éclaire d’un reflet d’en haut ; qu’elle s’accommode à cet état de notre âme que vous avez créé en nous. Laissez-nous croire qu’il y a plus d’une façon d’être sage et plus d’une manière d’être vertueux; mais, de grâce, ne nous donnez pas le droit de vous rappeler ce que le prince Hamlet disait à son ami Horatio sur la terrasse d’Elseneur :


There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy.


Il y a plus de choses, ô poète, dans le ciel et sur la terre que n’en rêve votre philosophie! »

Accordons du moins à Coleridge qu’on n’a jamais décrit plus merveilleusement quelques-unes des choses qu’il lui a plu de décrire. Jamais le surnaturel n’a pris forme plus concrète, plus précise, plus réelle; jamais l’obsession n’a été plus poétique; jamais « le vertige du cerveau » n’a été plus séduisant. Mais c’est un vertige et c’est une obsession. Sur la génération qui goûta la Chanson du vieux marin, comme aussi sur la précédente, un vent de folie avait passé : c’est le poète Collins sanglotant tout haut dans les églises; c’est Cowper tremblant toute sa vie de la crainte des feux de l’enfer