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ils voulaient découvrir l’âme de chaque chose et de chaque être. Ils croyaient qu’on ne choisit pas dans le divin. Tout semblait à Wordsworth également curieux et neuf : de même que l’histoire de la république de Venise n’a pas plus de droit à notre intérêt que celle de la petite paysanne Lucy Gray, de même il n’y a pas dans la nature d’objets plus nobles les uns que les autres. Un jour qu’il se promenait, pendant un orage, il aperçut un buisson d’épines : « Je me dis : Ne puis-je donc, par quelque invention, rendre durable l’impression que ce buisson vient de faire sur mes yeux? » Et, rentré chez lui, il écrivit son poème intitulé the Thorn. Coleridge ne note pas avec moins de soin le plus petit rameau, « la seule feuille rouge, la dernière de son groupe, » qui pend tout au haut de l’arbre, le gui faisant une tache verte sur un vieux chêne, la teinte « jaune verdâtre » du ciel, au couchant, le chanvre jeune et sa tige « à moitié transparente. » Rien n’est trop menu pour ces yeux avides. Il s’ensuit que leur poésie fatigue vite : de même on se lasse de voir des tableautins de maîtres hollandais. Rien de monotone comme ces sonnets de Wordsworth sur une cascade, sur un écho, sur une éclipse de soleil, ou sur la rivière Duddon. Mais rien aussi de touchant comme ce culte passionné et jaloux de la nature. Car, on ne saurait trop le redire, ce qu’ils y voient, ce ne sont pas des impressions à noter pour le plaisir, c’est avant tout le divin, et leur poésie est une façon d’adorer. Dès 1798, dans l’admirable poème qui termine le recueil des Lyrical Ballads, et qui a pour titre : « Vers écrits à quelques milles de l’abbaye de Tintern, » Wordsworth expliquait la part qui revient à la nature dans notre évolution morale. Après avoir rappelé que jadis il jouissait d’elle avec sensualité et qu’il n’y cherchait pas « ce charme plus rare qui vient d’une pensée, » il ajoutait :


Ce temps est fini. — Toutes ces joies douloureuses ne sont plus; — c’en est fait de ces vertiges et de ces enthousiasmes. Ce n’est pas pour cela — que je me laisse abattre; je ne me plains ni ne murmure; d’autres dons — sont venus, qui de cette perte, à mon sens, — m’ont bien dédommagé, car j’ai appris — à regarder la nature, non comme au temps — De la jeunesse folle, mais en écoutant souvent — la douce et triste musique de l’humanité, — qui n’est ni dure ni discordante, quoiqu’elle soit très puissante, — pour châtier le cœur et le courber. Et j’ai senti — une présence qui me trouble par la joie — de mes pensées qu’elle anime: sublime pressentiment, — de quelque chose qui se mêle à tout bien plus profondément, — dont la demeure est la lumière des soleils couchans, — et l’océan arrondi et l’air vivant, — et le ciel bleu, et l’esprit de l’homme : — un mouvement et un