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nommé Gillmann, qui se prit d’amitié pour lui et, à force de soins, le guérit de sa fatale habitude. C’est là, de 1816 à 1834, qu’il passa les dernières années de sa vie et qu’il trouva une sorte de renouveau. Ses dons de causeur, ou plutôt de discoureur, se développèrent à l’aise : même, il devint une manière de prophète, qu’on venait consulter sur la politique, la métaphysique et les questions religieuses. Thomas Carlyle fut de ceux qui le virent, et, par malheur pour Coleridge, il nous a laissé le souvenir de ces entrevues : « En ce temps-là, Coleridge trônait sur le sommet de Highgate-Hill, regardant de haut et Londres et sa fumée et son bruit, comme un sage échappé à la vaine bataille de la vie... Les services formels rendus par lui à la poésie, à la philosophie ou à toute autre province déterminée de l’art ou du savoir humain, avaient été maigres et misérablement intermittens ; mais, parmi les jeunes gens inquiets de vérité, il avait mieux que la réputation d’un littérateur, quelque chose comme celle d’un magicien ou d’un prophète. On croyait que, seul en Angleterre, il détenait la clé de la pensée allemande et autres philosophies transcendantes... Les esprits pratiques de ce monde ne faisaient pas grand cas de lui; mais pour les esprits naissans de la jeune génération, c’était un personnage crépusculaire et sublime, et il trônait semblable à une sorte de mage, enveloppé de mystère et d’énigmes : son chêne de Dodone murmurait des choses étranges, dont on ne sait si c’étaient des oracles ou du jargon. » On me pardonnera de citer encore quelques traits de cette caricature de génie. Carlyle décrit le jardin de Highgate, puis il ajoute : « Là, pendant des heures, Coleridge avait coutume de parler de tout ce qui est concevable ou inconcevable... L’excellent homme, — il se faisait vieux maintenant, soixante ans environ, — vous donnait l’impression d’une vie qui avait été pleine de souffrances, d’une vie très chargée, à demi vaincue et se débattant péniblement dans un océan de maux physiques et autres. Le front et la tête étaient ronds et solides, mais la physionomie était flasque et irrésolue, exprimant la faiblesse en même temps que la possibilité de la force. Il semblait peser sur ses membres lâches, les genoux plies, dans une attitude inclinée; en allant, il traînait le pied plutôt qu’il ne marchait avec fermeté, et une dame fit un jour l’observation qu’il ne pouvait jamais se décider pour un côté de l’allée du jardin, mais qu’il biaisait continuellement, à la façon d’un tire-bouchon, et essayait de marcher des deux côtés à la fois... Sa voix, naturellement douce et bonne, était réduite à n’être plus qu’un nasillement et qu’une mélopée plaintive : il parlait comme s’il prêchait : on eût dit qu’il prêchait sérieusement et presque sans espoir les choses les plus graves. » Au surplus, croyez qu’il n’y a jamais eu « ni dans un siècle ni dans