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Saint-Saëns n’aurait qu’à suivre attentivement, par exemple, le début du duo entre le prêtre et Dalila :


La victoire facile
Des esclaves hébreux
Leur a livré la ville, etc.


On ne saurait trop recommander ce passage aux amateurs intelligens et de bonne volonté, fidèles au passé, mais curieux du présent, de l’avenir même, pourvu que celui-ci leur fasse quelques avances et leur donne ses raisons. Qu’ils écoutent les deux strophes en question. Ils les comprendront d’emblée. Du premier coup, ils en saisiront la grandeur et la passion tout ensemble, la vigueur, mais la rigueur aussi. Ils reconnaîtront aisément qu’on ne pouvait enfermer le discours du grand-prêtre dans une période musicale plus franche et plus carrée, l’appuyer d’un orchestre plus tumultueux et pourtant plus discipliné, faire retomber sur la note finale l’accompagnement et la mélodie avec plus d’exactitude et d’aplomb.

Même forme classique (décidément il n’y a pas d’autre mot) dans le finale du troisième acte; voilà bien l’union rêvée de la symphonie et du théâtre. Les Philistins célèbrent autour de l’autel de Dagon leur triomphe et leur dieu. Le grand-prêtre et Dalila entonnent les premiers un cantique à deux parties, écrit en canon ; en même temps le quatuor attaque un motif d’une rudesse un peu archaïque, et sur cet axe, qu’on sent inébranlable, orchestre et voix se mettent à tourner. Le double thème se développe par imitations successives. Le peuple répond aux deux chorèges par une psalmodie très douce, à laquelle des séries d’accords parfaits donnent l’expression tout orientale d’un mysticisme impassible, presque hébété. Peu à peu, le tournoiement s’accentue et s’accélère; un vertige religieux gagne la foule. La spirale mélodique enroule à l’infini ses anneaux de plus en plus élargis : elle se creuse en un tourbillon où les voix, les instrumens viennent s’engloutir, où les notes invinciblement attirées se précipitent, pour se heurter au centre toujours immobile du gouffre sonore et rejaillir comme des fusées d’écume en gammes étincelantes.

Jamais de bornes, mais toujours des bases, a dit un maître. Le musicien qui réunit une telle science et une telle inspiration pourrait prendre cette devise ; elle convient à son audace et à sa prudence.

Maintenant veut-on savoir à quelle école appartient l’œuvre de M. Saint-Saëns, de quel système elle relève ? D’aucun et de tous. Le leitmotiv par exemple, le procédé à la mode, est employé dans Samson, mais avec réserve, avec plus de discrétion même que dans les nouvelles œuvres du maître. La trame d’Ascanio est tissée de motifs conducteurs autrement nombreux et subtils, autrement dissimulés