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faut que le prince royal voie, par les exemples qui ne manquent pas, que la plupart des princes tiennent misérablement la maison, et que, même en ayant les plus beaux pays du monde, ils ne savent pas s’en servir, mais, au contraire, font des dettes et se ruinent. »


Ainsi finit la prison du prince royal de Prusse. Dans la lutte qui s’est engagée entre le père et le fils, tous les deux ont eu des torts graves ; le père, en refusant à son fils le droit de vivre selon sa nature, et en étouffant dans cette jeune âme, par son odieuse brutalité, toute disposition à la piété filiale ; le fils, en trompant son père, en intriguant contre lui, en ne l’aimant point, en provoquant sa colère par toute la conduite de sa vie. Tous les deux ont souffert : le père a été torturé par l’inquiétude, par l’incertitude de la décision et par la fureur ; le fils, par la vue du sang de Katte, et par la crainte de mourir ; mais ni l’un ni l’autre n’a droit à être plaint. Leurs souffrances ne sont pas de celles qui émeuvent ; ils y gardent tous les deux, chacun à sa façon, un sang-froid surhumain, le père en arrangeant le drame, le fils en jouant son rôle comme il l’a joué. Le jeune homme a pleuré, sans doute, et crié, et il s’est tordu les mains, et il a demandé la mort au Seigneur Jésus, mais, le lendemain, il a commandé une poudre à son médecin : il a discuté avec une parfaite liberté, comme s’il y prenait un intérêt réel, la question de savoir si le Christ est mort pour tous les hommes ou seulement pour des élus. A travers la théologie et la métaphysique, il a glissé adroitement la préoccupation de son propre sort, interrogé le pasteur, insinué son repentir et les paroles les plus propres à fléchir le roi, sachant bien qu’elles seraient redites. Il n’a pas hésité à signer le pacte de réconciliation que lui offrait Grumbkow, et, comme gage de son amitié, il a remis à ce Grumbkow, un des auteurs de la catastrophe, les dernières lignes écrites par la victime. Bientôt nous entendrons dire que son altesse royale est « gaie comme un pinson. » Plus tard, Frédéric accusera Katte d’avoir été maladroit. Ce jeune homme est prêt pour les hasards et périls de la vie de prince ; il est prêt pour la politique.

Dans une lettre où il rend compte au prince d’Anhalt de la façon dont il a « réglé la mauvaise affaire de Cüstrin, » Frédéric-Guillaume dit, en parlant de son fils : « S’il devient un honnête homme, ce sera un bonheur pour lui, mais j’en doute fort. »


ERNEST LAVISSE.