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le bouillonnement de cette période brillante, attiraient du fond de l’Europe des négocians, des ingénieurs, des financiers, des agens de commerce de toute sorte et des chercheurs de fortune de tout calibre, sans compter les cultivateurs, qui débarquaient chaque mois par dizaines de mille. Jamais le nom de Buenos-Ayres n’avait retenti dans le monde avec une telle sonorité.

L’immigration des capitaux était plus active encore que celle des individus. Il ne s’agissait pas seulement de rebâtir une ville ; cela n’était rien, c’était un détail. Il s’agissait d’installer l’outillage industriel de la République : chemins de fer, sucreries, distilleries, usines frigorifiques pour l’expédition de moutons congelés, exploitations forestières, colonies agricoles, — une avalanche de millions. Toutes ces grandes entreprises avaient leur centre à Buenos-Ayres. Elle était le cœur économique du pays ; de là partait l’impulsion qui réglait la circulation du numéraire dans toute la confédération.

Quel spectacle pour un provincial frais émoulu de son village et quelle leçon ! leçon de choses d’autant plus traîtresse qu’il la subissait sans s’en défendre et s’instruisait sans s’en douter. Ce n’étaient pas seulement des courans d’argent qui passaient à travers cette foule, c’étaient des courans d’idées. Dans ce milieu cosmopolite, les conceptions se heurtaient, se corrigeaient l’une par l’autre, et ajoutaient à l’excitation mercantile d’un moment unique une recommandable activité cérébrale.

Les provinciaux là-bas peuvent être gauches, ils ne sont point sots. Il n’existe pas d’Argentin qui n’ait un don d’observation très aiguisé et des facultés d’assimilation remarquables. C’était plaisir de les voir se dégourdir dans cette atmosphère vibrante. Naturellement il y avait des degrés. Les jeunes gens, l’impressionnable cohorte des étudians, subissaient complètement le charme. Le libéralisme leur entrait par tous les pores. Les personnes mûres, le groupe très nombreux des fonctionnaires de transplantation récente, les parasites du pouvoir, étaient plus réfractaires à la contagion. Ils s’étaient organisés en petites coteries où ils humaient avec délices un relent de provincialisme. Leur rêve eût été de faire du gouvernement lui-même une coterie. Il y en a qui sont en train de repartir après sept ou huit ans de séjour aussi peu dégrossis qu’ils étaient venus. Ils n’auront retiré de leur voyage qu’un éblouissement stérile et un amour effréné des coups de bourse, des carnets de courses, des spéculations de terrains, du jeu sous toutes les formes. Dans cette grande ville grouillante, c’est pourtant l’exception.

On voit maintenant, et cela fera comprendre ce qui va suivre, comment l’opinion de Buenos-Ayres et son influence sur la politique acquirent, par suite de sa fédéralisation même, un nouveau