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que Gordon. Peu à peu, il s’était habitué à ce voisinage incommode qui le laissait tranquille pour le quart d’heure. L’Équatoria était irrévocablement perdue pour l’Égypte ; mais en prolongeant la fiction de la suzeraineté égyptienne, le gouverneur de cette province y demeurait seul maître chez lui, avec deux bataillons à ses ordres. Ordres mal obéis, à la vérité, mais qui ne le seraient plus du tout le jour où il voudrait rapatrier ses soldats. Ceux-ci avaient pris goût à la vie indépendante, à leurs harems, à leurs plantations. Emin lui-même s’était attaché à ce pays ; il y avait amassé de l’ivoire pour une somme considérable. M. Stanley a pris soin de nous avertir, en organisant son expédition, que l’ivoire du pacha en couvrirait les Irais pour une bonne part ; le manque de porteurs l’empêcha de mener à bien cette opération de caisse. — Évidemment le gouverneur de l’Équatoria ne désire qu’une chose : qu’on le ravitaille de munitions, qu’on le laisse ensuite à ses propres inspirations ; il s’entendra avec ses hommes, à force de concessions, il poursuivra ses recherches scientifiques, tout marchera à peu près, comme par le passé, dès que la présence du redoutable sauveur ne mettra plus le feu aux poudres. D’ailleurs, que lui offre-t-on ? Ou d’abdiquer ses demi-pouvoirs entre les mains d’un nouveau maître, ou de retourner chez l’ancien ; en ce cas, on fait miroiter à ses yeux de fortes traites sur le trésor égyptien ; mais Emin professe un scepticisme incorrigible à l’endroit de ce trésor. Et sa défiance s’accroît de toute l’incompatibilité de nature qu’il y a entre lui et son persécuteur ; pour son âme faible, malhabile à prendre parti, la pression de cette volonté de fer est une souffrance insupportable. Il se replie instinctivement et refuse de bouger, comme la perdrix sous l’arrêt du chien.

Cependant la fascination opère. Ici encore, il est impossible de ne pas admirer ce triomphe de la volonté. Selon le cours ordinaire des choses, c’est M. Stanley qui devrait être le prisonnier d’Emin ; il n’a d’autres moyens d’intimidation qu’une poignée de sauvages exténués ; le pacha commande à des hommes dix fois plus nombreux ; il est chez lui ; et si même il voulait regagner la côte avec ses Égyptiens, qu’aurait-il besoin de ce secours dérisoire ? L’ascendant moral renverse les rôles ; M. Stanley par le en maître, il fait comparaître les officiers indisciplinés, il leur signifie ses commandemens devant le pacha humilié, et il est obéi. Dans les conversations, il devient de plus en plus pressant ; c’est alors qu’il est vraiment « semblable à Élihou ; » le raisonneur de la Bible ne faisait pas entendre à Job des discours plus désagréables. Un des grands argumens, c’est le calcul des années de vie qui restent au pacha, — Très peu, suivant son interlocuteur, — et la folie qu’il y aurait pour lui à fonder un état qui ne survivrait pas à sa mort. Le