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c’est notre désavantage dans notre lutte avec le sultan. Nos commandans supérieurs sont souvent fort embarrassés. Ils ont affaire à des populations qui ne respectent que ce qui leur fait peur ; ils doivent se souvenir sans cesse qu’ils sont en Afrique, qu’ils sont appelés à faire de la politique africaine ; mais peuvent-ils oublier qu’ils viennent d’Europe, qu’on leur enseigna dans leur jeunesse une morale plus humaine que celle des Toucouleurs ? Ce qui fit le plus de tort au colonel Archinard, ce fut sa générosité pour les Toucouleurs de Ségou. Après sa victoire, ils implorèrent son secours contre les Bambaras qu’ils avaient odieusement opprimés, et qui voulaient profiter de ce retour de fortune pour assouvir leur vengeance. Le colonel n’aurait eu qu’à dire : « Je ne vous connais pas. » Ils auraient été massacrés jusqu’au dernier. Il les prit sous sa protection : hommes, femmes, enfans, il en emmena sept mille avec sa colonne. Ce fut pour lui une cause de grandes dépenses et de grands dangers. A peine remis de leur terreur, ils entretinrent de secrètes intelligences avec Ahmadou, se firent ses espions, l’instruisirent de tous nos mouvemens, de nos moindres dispositions. Longtemps encore le noir interprétera tout acte de clémence comme un aveu de faiblesse, et c’est un genre de faiblesse que ne connaît pas Ahmadou. Il ne se montre pas seulement féroce envers ses ennemis, il fait tomber la tête des indécis et des tièdes.

Tant qu’il régnera, nous serons toujours sur le qui-vive, et voilà pourquoi, à peine de retour à Kayes, le colonel Archinard a dû s’occuper de préparer une nouvelle colonne expéditionnaire, avec laquelle il marchera sur Nioro. « Il faut aller très vite, écrivait-il le 17 octobre ; je vais faire tout ce que je pourrai pour cela. » Si sa nouvelle campagne réussit comme la précédente, en aurons-nous fini avec le Jugurtha du Soudan ? Dernièrement, un déserteur de Nioro le disait abandonné de tout son monde et disposé à se réfugier à Teichit, ce qui faisait dire à un cheik : « Que penseriez-vous d’un singe qui, traqué dans les bois, se réfugierait dans un village rempli de chiens ? » Ce déserteur exagérait. « Il paraît, écrivait-on de Kayes, le 29 octobre, qu’on se dispute chez Ahmadou ; on veut bien faire la guerre, mais on ne veut pas marcher ne sachant d’où viendra le danger. » On marchera et selon toute apparence, on sera battu ; mais il est difficile de croire qu’Ahmadou se laisse prendre dans Nioro ; peut-être réussira-t-il à gagner le Marina, où il a encore de nombreux et chauds partisans.

Fussions-nous débarrassés de lui, nous ne serons pas au bout de nos peines. Nous aurons des comptes à régler avec d’autres chefs et surtout avec le caractère, les préjugés, l’imagination des noirs. Quand Ahmadou ne sera plus là pour nous empêcher de cultiver nos terres, ce sera un grand gain ; mais pour que notre jardin rapporte, il faudra que nous fassions l’éducation des indigènes, qui ne demandent