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et peut-être sans transbordement, sur Manchester, Anvers, Hambourg, — voit-on ces marchandises préférant un trajet terrestre de 2,500 kilomètres, décuplant leurs frais de transport pour l’unique plaisir de s’embarquer à Alger ? Le bon sens répond, après un regard sur la carte. — Les mêmes réflexions s’appliquent à la voie qui viendrait solliciter le commerce du Sénégal-Niger. Actuellement, nous l’avons vu, le Soudan français est pauvre ; s’il devait rester tel, il n’y aurait rien à lui demander. S’il se développe, ses échanges se feront par ses artères naturelles, les deux fleuves, les rivières du sud, par les ports de Saint-Louis, de Dakar, de la côte méridionale. Par suite des nouvelles conditions géographiques et politiques faites au bassin du Niger, toute cette partie de l’Afrique est perdue pour les voies du nord ; les caravanes elles-mêmes n’y retrouveront plus leur ancienne clientèle. — Comme dernière ressource, on a proposé de faire aboutir le transsaharien à l’orient du lac Tchad, dans le Khânem et le Ouadaï. Ce serait aller défier l’Islam dans ce que nous appelions plus haut son réduit central. Les premiers qui arriveront là auront à livrer une bataille où ils trouveront devant eux toutes les forces vives des musulmans d’Afrique. La traversée des déserts touareg ne serait qu’un jeu en comparaison de l’entrée au Ouadaï. Et l’on voudrait engager cette lutte suprême à l’extrémité d’un ruban de fer hasardeux, à 3,000 kilomètres de la base d’opérations ! On fait des chaînes de paratonnerre pour écarter la foudre : nous en aurions fait une pour l’aller chercher.

Il faut enfin parler des moyens d’exécution. On se paierait de mots si l’on comptait sur une compagnie financière pour une entreprise sans rémunération possible. Une compagnie sérieuse ne continuera la ligne, au-delà du territoire algérien, qu’avec une garantie d’intérêt qui équivaudrait en fait, pour l’État, à supporter la totalité des frais d’exploitation et de l’amortissement. Il est plus simple de supprimer un intermédiaire fictif et de remettre directement à l’État le soin de construire le transsaharien. Mais l’État constructeur et exploitant, cela ne rassure guère, chez nous. Dans l’espèce, la tâche reviendrait sans doute à l’État militaire. Passe encore, si les circonstances avaient désigné un de ces commandans de prodiges pour qui la nature et les hommes n’ont pas de résistances, un Lesseps à trois étoiles. On ne le voit pas, il faudra se contenter de la machine administrative, avec ses lenteurs et ses timidités. La machine résistera-t-elle aux impulsions contraires qui viendront de Paris ? Un changement de législature ou de ministère, une saute de vent dans l’engouement public, et voilà le transsaharien paralysé, renouvelant sur une plus grande échelle les piteuses aventures du chemin de fer de Kayes à Bafoulabé. Les