Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient une vertu matérielle, et devaient être prononcées dans un endroit plutôt que dans un autre. En général, je nomme païenne cette forme religieuse qui consiste moins dans l’élan du cœur que dans certaines pratiques machinales, et qui découpe en menus morceaux l’influence divine pour la disperser sur tous les actes de la vie, au lieu de la considérer dans sa source unique et simple, d’où elle rayonne sur le monde. C’est ainsi que les Romains avaient des dieux pour les champs, d’autres pour les maisons ; des dieux pour la paix et pour la guerre, pour les naissances et pour les mariages, des dieux tristes et des dieux gais. Le Dieu unique de l’Évangile s’est multiplié, pour remplacer cette foule de divinités secondaires ; il sortit souvent de son temple, et quelquefois il oublia d’y rentrer.

Parmi ces échos du temps passé, il en est de plus vagues, où vibre encore l’âme des âges barbares. Tout le monde connaît aujourd’hui ces mélodies hongroises, que les Tziganes ont rendues populaires. Allez les entendre à Pesth, dans ces grands caravansérails, où le bruit des assiettes et le cliquetis des verres se mêlent si singulièrement aux accens mélancoliques des airs nationaux. Un rythme d’une joie sauvage alterne avec des plaintes d’une tristesse inexprimable. Ces chansons, tout imprégnées du parfum de la steppe, sont tantôt larges comme la plaine immense, tantôt indécises comme les nuances de l’horizon. Des sons à la fois métalliques et doux prolongent l’accord et l’éparpillent en une sorte de brume harmonieuse, comme un cri d’appel se perd en ondes décroissantes dans la sonorité de l’air. Il faut voir les dignes bourgeois de Pesth, ou bien quelques hobereaux de passage en ville, qui laissent tomber leur fourchette pour écouter le front penché. Le chef d’orchestre, un Tzigane, se rapproche alors peu à peu, les fascine de son œil indien et caressant, et vient jouer en sourdine, jusque dans leur oreille. À leur insu, c’est la voix des ancêtres nomades qu’ils entendent. Ils cèdent au prestige de la déesse de la plaine, « Delibab, » la fée hongroise des mirages. Ils redeviennent pour un instant païens, nomades eux-mêmes, jusqu’au moment où, poussant un grand soupir, ils se lèvent, rentrent dans le XIXe siècle, et s’en vont au club discuter la politique de M. Tisza.

La péninsule possède aussi des chants étranges, bien plus anciens que leurs paroles. Même sans les comprendre, vous leur trouviez une saveur exotique, en les écoutant au Champ de Mars. Les Roumains, ces Parisiens de l’Orient, les avaient transposés à votre usage, en les ornant de quelques flonflons. Mais, saisis au vol et sur place, ils sont plus rudes, plus sauvages, plus mordans. Il faut entendre, dans une ville serbe, un orchestre de Tziganes, bien primitif celui-là,