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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/107

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ces pierres, usées, par le temps, tout imprégnées de la lumière dorée des siècles, ne joignent plus que des rives désolées. Dès qu’on sort de Vichégrad, le désert recommence, éternel, verdoyant et vide. Sur la route de Rogatitza, nous faisons près de 80 kilomètres sans rencontrer âme qui vive, si ce n’est des patrouilles autrichiennes. Après tout, n’est-ce pas le spectacle qu’auraient offert les provinces de France au sortir des guerres de religion ?

D’un bord à l’autre de la Drina, les mœurs et les visages diffèrent autant que le sol. C’est un saut prodigieux dans le passé. Vous venez de quitter la figure bonnasse et la redingote râpée du douanier serbe ; et deux pas plus loin, voici les larges culottes orientales, les feredjés, les femmes bibliques montées sur des ânes : elles se cachent et tournent bride dès qu’elles nous aperçoivent ; — les jeunes garçons déhanchés, coiffés du fez, traînant leurs savates ; — les hommes au visage placide et régulier, le front rasé, les yeux bien fendus, l’ovale pur, la démarche lente ; — puis les accoutremens pittoresques, les couleurs harmonieuses, un pays et un peuple profondément imprégnés d’islamisme : car les chrétiens, quoiqu’ils se distinguent par leur costume, n’échappent pas à cette influence. Une famille chrétienne nous croise sur la route. Les hommes portent le turban rouge foncé, noué négligemment autour de la tête. Ils ont de grands traits, la face osseuse, l’œil noir profondément enchâssé, le teint de couleur cuivrée. Leurs larges ceintures, composées de petits carrés multicolores, ont des nuances d’un vert-rougeâtre. Les femmes ont le large pantalon serré à la cheville. On n’a rien imaginé de mieux pour protéger la pudeur. La grâce y perd un peu ; mais il reste le mouvement des hanches, que ne défigurent ni la cuirasse du corset, ni l’ampleur artificielle de la jupe. Elles ont des coiffures larges et compliquées, des vestes brodées et soutachées de nuance vert pâle ou saumon, mais jamais sombre. Là se montre, en Bosnie, la différence de la chrétienne et de la musulmane. Le chrétien fait de sa femme un oiseau blanc, coloré, coquet. Pour lui, l’aspect de la bien-aimée doit être un hymne de joie. Elle tranche sur le train monotone de la vie, comme son riche costume sur le vert uniforme des paysages. Pour les détails, relisez le Cantique des cantiques. Les musulmans, au contraire, cachent leurs femmes. Suivant eux, le soleil est un dangereux rival : il accuse les formes, fait chanter les couleurs, et, sous ce/beau ciel d’Orient, favorise le nu. Pour réagir contre ce perpétuel séducteur, l’Islam inventa le feredjé.

Pénétrons-nous de ces contrastes : ils expliquent le pays. Notre premier mouvement est un plaisir d’écoliers en vacances, devant