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lettre. Je vous prie de vous rappeler ce qu’il m’est échappé de vous dire la seconde fois que je vous ai vue, et vous ne serez pas surprise si j’approuve entièrement la résolution que vous avez arrêtée et dont vous me faites part. »

À son tour, elle avait compris. Elle n’avait ni la douceur ni la timidité d’une colombe. Elle entre en fureur. Eh ! quoi, il avait donc sur elle de méprisables et criminels desseins ! Il a souillé de ses désirs impurs une fille de Sion ! Pour qui l’avait-il prise ? Elle le traite de serpent dont la morsure donne la mort éternelle ; elle s’étonne que Dieu ne l’ait pas étendu raide à ses pieds. Il se replie, se retire en bon ordre, comme il avait fait devant Masséna, et en s’excusant de son mieux, il déclare à sa chère miss J… qu’il est désolé d’avoir pu lui déplaire, il proteste à plusieurs reprises qu’il respecte infiniment sa personne et ses vertus ; mais il ajoute : « Que dirait-on de moi, si à l’âge de soixante-dix ans bientôt, j’allais épouser une jeune femme dont je pourrais être le grand-père ? »

Les hommes les plus avisés, les plus circonspects font des fautes ; le duc de Wellington a payé la sienne, sans songer un moment à nier sa dette. Dix-sept ans durant, miss J… va le bombarder de ses lettres. Il les reçoit, il les lit et se croit tenu d’en accuser réception ; elle pourra se vanter un jour qu’il lui a écrit jusqu’à 390 billets. La plupart, il est vrai, sont fort courts ; en revanche, les homélies qu’elle lui adresse et qu’elle hérisse de citations bibliques sont interminables ; quelques-unes ont dix-neuf pages, et le style n’en était point onctueux. Qu’elle écrivît ou discourût, son éloquence se distinguait par une redoutable sécheresse ; on croyait entendre mugir ce simoun qui jaunit les feuilles, tue les fleurs et fait taire les oiseaux. Le duc la supplie en vain d’être un peu moins prolixe ; il lui représente humblement que l’Administration des postes taxe d’office les excédens de poids, que ses lettres lui reviennent fort cher ; son bourreau ne tient aucun compte de ses doléances. Non contente de l’assassiner de ses volumineuses épîtres, elle lui envoie des hymnes, des prières, des livres de piété, de petits traités édifians. Il se résigne à accepter les missives, il proteste contre les paquets. Jusqu’à la fin, il en recevra. Le moyen de faire entendre raison à une inspirée ? C’est Dieu qui ordonne, elle obéit. Pourquoi donc lui a-t-il dit un jour qu’il l’aimait ? pourquoi lui a-t-il demandé si elle voulait être à lui pour toujours ? Il a péché, il expie, mais il n’épousera pas.

Ajoutez que miss J… était la personne du monde la plus irritable, la plus colérique, que cet ange était aussi susceptible qu’un démon. Elle se choque, se fâche de tout. Il a eu l’imprudence de lui confesser qu’il brûlait ses lettres. Elle lui remontre que c’est un crime de brûler des sermons écrits pour son bonheur éternel. Cette fois, il tient bon.