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naturellement eut pour effet de me faire reculer la mienne aussi loin que l’exigeait mon christianisme. Je bénis Dieu, ajoute-t-elle, de la force qu’il me communiqua dans cette rencontre par l’effusion de sa grâce ; le duc m’apparut comme un être fort insignifiant en comparaison de celui dont la faveur m’est plus précieuse que la vie. » Cette fois, le duc se tint pour battu ; il n’appela pas de sa défaite, il ne tenta plus rien. Il avait vaincu à Waterloo, mais, à sa honte, il avait perdu la bataille des chaises.

Depuis ce jour, la jeune femme qui le prêche, l’endoctrine, en rêvant de l’épouser, n’est plus à ses yeux qu’une folle incurable. Elle l’obsède, mais de temps à autre ses extravagances l’amusent. Toujours prudent et toujours poli, il aura pour elle des ménagemens : s’il la poussait à bout, Dieu sait de quoi elle serait capable, et il a horreur des éclats. Il est bon de considérer que depuis longtemps il avait fait son apprentissage dans l’art de vivre avec les fous. Avant que la reine Victoria montât sur le trône, l’Angleterre avait eu deux rois qui, sans tomber en démence comme George III, avaient l’esprit détraqué et une fêlure au cerveau. Wellington avait été leur ministre et il avait su les prendre.

C’était un vrai maniaque que ce George IV, dissipateur de l’argent d’autrui, avare du sien, qui prétendit un jour n’avoir pas une guinée pour fournir l’enjeu d’un pari, et dans les tiroirs duquel on découvrit, après sa mort, dix mille livres sterling en or, perdues dans un amas de bibelots et de mèches de cheveux de femmes, de toute nuance, de toute longueur, encore couvertes de poudre et de pommade. Ce roi qui, hormis sa parole, ne donnait et ne jetait jamais rien, était un infatigable discoureur. Wellington avait pour principe de ne jamais l’interrompre ; il le laissait s’époumoner et épuiser en bavardages sa force de résistance, après quoi il le ramenait tranquillement à la question et en obtenait ce qu’il voulait. « Je le connais si bien, disait-il, que j’en fais ce que je veux ; avec quelqu’un qui se laisserait intimider, il serait intraitable. » Quant à Guillaume IV, dont on disait que « son ignorance, sa légèreté et sa faiblesse faisaient de lui la plus accomplie des vieilles ganaches de ses états, » il tenait en toute rencontre des propos si incohérens, si ridicules et si absurdes que les assistans ne pouvaient s’empêcher de rire et de rougir à la fois. Dans un moment de crise, où il s’agissait de prendre de graves et promptes décisions, comme il conférait avec Wellington, il lui dit tout à coup : « Je suis en train de penser qu’il manque quelque chose à mon royaume de Hanovre. Duc, vous êtes maintenant mon ministre. Je vous prie de songer à ceci : il me conviendrait fort de m’approprier un morceau de la Belgique, qui ferait à merveille l’affaire du Hanovre. Ne l’oubliez point, n’est-ce pas ? » Après cette éloquente digression, il rentra dans le sujet.