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pourront revivre ceux qui ont été dévorés par un autre pendant une famine. Voilà des questions qui aujourd’hui ne nous préoccupent guère ; mais alors il en était autrement : les lettres de saint Augustin le font bien voir. On est étonné d’en trouver un si grand nombre où il essaie de satisfaire cette curiosité. Des hommes, des femmes, des pauvres gens, de grands personnages, lui demandent avec anxiété : « Comment serons-nous après notre mort, exeuntes de corpore qui sumus ? Devons-nous renaître tels que nous sommes ? Conserverons-nous nos facultés, nos goûts, le souvenir de nos amis, l’affection pour nos proches ? Surtout, comment verrons-nous Dieu ? » Une fois sur cette pente, ils ne s’arrêtent plus : le problème de l’avenir est un de ceux qui deviennent plus exigeans par les satisfactions mêmes qu’on lui donne. Longtemps les honnêtes gens s’étaient contentés, sur la vie future, des vagues espérances du Phédon, reproduites par tous les sages de l’antiquité : Si quis piorum manibus locus, etc. Mais alors cette immortalité douteuse ne pouvait plus suffire à personne. Il en fallait une qui fût sûre, réelle, complète, qui s’étendît au corps comme à l’âme ; on voulait un autre monde où l’homme pût revivre entier, comme il était, « sans avoir perdu une dent, ni un cheveu. » Ce monde, c’est peu de dire qu’on l’espérait, on en était certain, plus certain encore que de cette terre que foulent nos pas, et l’on avait hâte d’y vivre. En attendant qu’on en jouît, l’imagination en prenait possession d’avance ; on voulait se le figurer ; on demandait à ceux qui passaient pour les plus sages de dire ce qu’ils en pouvaient savoir, comme un émigrant s’enquiert avec une fiévreuse inquiétude du canton de l’Amérique où il doit s’établir, et fatigue un homme qui en revient de ses questions indiscrètes. L’axe de la vie était déplacé ; l’existence présente, incertaine, troublée, misérable, comptait à peine au prix de cette immortalité tranquille, à laquelle on croyait toucher, et qui devenait vraiment la vie réelle. C’était une manière encore de supporter facilement les maux dont on était accablé : le fardeau pèse moins sur l’épaule, quand le malheureux qui le porte aperçoit la maison au seuil de laquelle il va le déposer. — Voilà pourquoi la Cité de Dieu obtint de son temps, puis au moyen âge, un si grand succès.

Et de nos jours, a-t-elle encore quelque chose à nous apprendre ? Les gens de notre époque peuvent-ils tirer quelque fruit de cette exposition de la doctrine chrétienne et de cette explication de l’histoire du monde ? Je viens de relire d’un trait ces douze livres, dans leur latin étrange, où se trouvent mêlés ensemble les fleurs fanées d’une littérature qui finit et les jets vigoureux d’une langue qui commence. L’impression que j’en rapporte est fort mélangée. J’y ai trouvé partout la marque d’un esprit ingénieux, étendu, subtil,