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mêler nos personnes aux grands événemens qui regardent les grands États ? Un point tout au plus. Un capucin réfléchissait en regardant les astres ; on lui demanda compte de sa pensée : il dit qu’il songeait à la différence qu’il y a d’un astre à un capucin. Tel est, monsieur, par rapport à nous, l’intérêt d’un bon partage de l’Italie[1]. »

Les meilleures plaisanteries n’ont jamais remédié à rien : l’éclat était fait ; et ce que le roi avait dit à un ministre étranger, il ne pouvait le cacher plus longtemps aux siens. Il fallut, dès le lendemain, convoquer le conseil pour le mettre au courant de tout. La consternation, dit d’Argenson, fut terrible. Tous les ministres étaient surpris, offensés, alarmés. Personne ne voyait clairement où tendait ce brusque changement de politique, ni jusqu’où le roi y était engagé, ni s’il y persisterait, ni ce qu’en penseraient la reine, le dauphin et les princesses, et dans le doute c’était à qui tirerait son épingle du jeu, chacun jurant qu’il n’avait rien su de l’affaire et n’y était pour rien. Le ministre de la guerre surtout tenait à dégager sa responsabilité, en faisant bien connaître qu’il n’avait été prévenu que quand tout était décidé. En attendant, la nouvelle circulait de bouche en bouche, de la cour à la ville, confirmée bientôt par la venue d’une ambassade extraordinaire d’Espagne. Les conversations, les commentaires allaient leur train, et d’Argenson sentait le terrain ministériel s’ébranler sous lui. À la vérité, il avait comme consolation l’approbation de Voltaire, qui, à peine averti par le bruit public, lui écrivait dans un accès d’admiration tout lyrique : « — Je vous fais mon compliment de la belle chose que j’entends dire. Comptez que quand vous serez au comble de la gloire, je serai à celui de la joie. Souvenez-vous, monseigneur, que quand vous ne pensiez pas à être ministre, je vous disais qu’il fallait que vous le fussiez pour le bien public. Vous nous donnerez la paix en détail ; vous ferez de grandes et bonnes choses, et vous les ferez durables parce que vous avez justesse dans l’esprit et justice dans le cœur. Ce que vous faites m’enchante, et fait sur moi la même impression que le succès d’Armide sur les amateurs de Lulli… Les Italiens feront des sonnets pour vous, les Espagnols des rondedillas, les Français des odes, et moi un poème épique pour le moins. Ah ! le beau jour, que celui-là, monseigneur ! En attendant, dites au roi, dites à Mme de Pompadour que vous êtes content de l’historiographe[2]. »

C’était bien d’être loué, mieux valait encore réussir, et

  1. D’Argenson à Vauréal, 29 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères. — Journal, t. IV, p. 297.)
  2. Voltaire, Correspondance générale, 6, 14 février 1746.