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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/636

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des assignats, on distribuait aux captifs cinquante sous par jour : un matin qu’il payait, il dit avec un mauvais sourire : « Oh ! la première fois, il y en aura deux cents de moins à payer. » On crut qu’ils allaient obtenir leur liberté : cette parole annonçait la terrible fournée des cent soixante-neuf.

Haly, concierge à Port-Libre, puis au Plessis, est aussi fripon que despote et sa femme le seconde à sa façon. Ne s’avise-t-elle pas, un soir, d’emmener une trentaine de pauvres détenues dans une salle du greffe où gisent amoncelés des vêtemens ? là elle les invite à choisir, puisque les leurs sont usés ; quelques-unes obéissent, mais, à la lumière, elles s’aperçoivent qu’ils sont imprégnés de sang et, les rejetant avec horreur, s’éloignent en tremblant. Quant à Haly, il arrête tout ce qui lui convient : vins, pâtés, volailles, linge ; lui adresse-t-on quelque requête, sa réponse ordinaire est celle-ci : « Tais-toi, je te ferai mettre à Bicêtre ! apprends que je suis le maître ici ! » Des malades atteints de la petite vérole implorent un médecin, des soins, un hospice : « Vous m’ennuyez, gronde-t-il, je n’ai pas le temps ; vous m’étourdissez, j’ai mille affaires, les administrateurs sont au greffe. » Ils y venaient, en effet, boire le vin qu’on envoyait aux captifs, et, pendant ce temps, malades, femmes enceintes expiraient dans leurs taudis, sans secours, sans remèdes. Se plaindre au sommelier de la mauvaise qualité des vins, faire remarquer au cuisinier que ses viandes sont gâtées, que son salé ressemblait fort à la chair de guillotinés, c’est s’exposer à Bicêtre, séjour plus rigoureux encore. Par instans Haly ne déteste point la plaisanterie : il affecte de s’étonner lorsque ses prisonnières ne paraissent pas charmées du logement qu’il a assigné, il leur répète journellement : « Ceci ressemble au Palais-Royal ; je vous permets, mes belles, d’envoyer chercher des glaces. » Volontiers héberge-t-il ses collègues, les bourreaux, les huissiers, les recors, et pour que la fête soit complète, il les mène dans sa ménagerie. La vue d’une duchesse, observe la comtesse de Bohm, d’un prêtre, d’une religieuse, les réjouissait comme s’ils eussent regardé un animal rare. C’êtaient leurs pièces capitales. Un jour, les concierges entament une discussion sur les mérites respectifs de leurs maisons. « Sur mon honneur, disait Haly, le Plessis est la plus vaste, la meilleure prison de l’univers ; elle est distribuée à souhait ; chaque détenu a gratuitement l’usage de deux bons matelas de coton, draps, couvertures provenant des maisons royales. J’ai du logement pour sept ou huit mille prisonniers et du linge de corps en proportion. — Très bien, réplique Richard, mais chez moi les voleurs sont à gauche, les suspects à droite, sans communication entre eux, tandis qu’ici les détenus sont