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Des maisons où descendent les marchands venus de loin, et quelles que soient leurs transactions, leurs hôtes prélèvent un droit de courtage. On vend au détail et en demi-gros dans des foires hebdomadaires ou bi-mensuelles, dont M. Binger fait des peintures fort animées. On y achète le coton, l’indigo, l’huile de palme, le tabac, le bombax, les savons, les potasses, les poissons secs, les viandes boucanées, la volaille, le bétail sur pied. Les amateurs de boissons fermentées se rangent en cercle autour d’un gigantesque vaisseau rempli jusqu’aux bords de bière de mil appelée dolo ; armés d’une calebasse à manche, ils y puisent à même. Des griots frappent à coups redoublés sur leurs retentissans tamtams ; on accourt de toutes parts pour entendre leurs récits chantés. Plus loin, des barbiers ambulans rasent pour 20 cauris ; de jeunes pédicures, munis de méchans ciseaux fabriqués dans le pays, coupent à raison d’un centime les ongles des pieds et des mains ; on en recueille avec soin les rognures, et on fait un trou pour les enterrer.

Ailleurs quelque importante affaire se discute longuement et bruyamment. La marchandise est un bœuf, un cheval ou un captif et le paiement doit se faire en or. Les deux parties ont dit leur dernier mot et n’en veulent rien rabattre ; on va se quitter sans avoir conclu. Mais l’intelligent digouy sait que la vue du précieux métal exerce une action magique sur les cœurs les plus résistans. Il n’a pu convaincre son vendeur, il le fascinera. Impassible et silencieux, il étale devant lui trois ou quatre sachets, il les ouvre avec précaution, verse l’or dans une petite main en cuivre, y promène un aimant pour en ôter jusqu’à la dernière parcelle de fer. Puis il force son homme à examiner de près cette admirable poussière jaune, à la palper, à la peser, après quoi il l’a remet dans les achets, emballe le tout dans un foulard qu’il serre dans la poche de son boubou, en disant : « A ko di ? Décide-toi ! » — et il fait mine de s’en aller. En Afrique comme en Europe, ces manèges font presque toujours leur effet. Nous sommes blancs, les Mandés sont noirs, le même sang coule dans nos veines, et partout il y a des badauds qui se laisse prendre aux finesses des renards.

La relation du capitaine Binger permettra aux géographes de rectifier leurs erreurs touchant l’orographie des pays situés entre le Niger et la côte de Guinée ; elle nous aidera aussi à nous défaire de certains préjugés et de l’habitude que nous avons d’englober tous les habitans de l’Afrique tropicale dans la même définition et dans le même mépris. Trop enclins aux simplifications fallacieuses, nous les considérons tous comme des animaux mal dégrossis ou comme des enfans paresseux, au cerveau mou, à l’âge engourdie, plongés dans une incurable torpeur, sans aucun souci d’avenir, se contentant de satisfaire leurs appétits les plus pressans et de savourer quelques gros plaisirs, ne connaissant