Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/683

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sorte de Faust norvégien, où l’on rencontre des réminiscences de Goethe, de Byron et de M. Zola, beaucoup de romantisme, de fantasmagorie, de naturalisme, d’imagination et de poésie. Il serait trop long de raconter ici l’épopée du héros, paysan bizarre, épris de la nature comme Faust et Manfred, et de toutes les femmes comme don Juan. Il enlève une jeune fille nommée Ingride le jour même où elle se marie, et pendant la fête nuptiale ; il l’emmène dans la montagne, où il l’abandonne, subitement ressaisi par le souvenir d’un autre amour. Il pénètre ensuite dans les entrailles de la terre, dans le royaume des nains. Il épouse la fille du roi, qu’il délaisse à son tour et qui plus tard viendra, diabolique Nérine, présenter son enfant à ce Pourceaugnac des fiords. Puis l’auteur conduit son héros jusqu’au Maroc, pour le ramener enfin dans sa patrie. Là s’achève l’action vagabonde de ce drame fantaisiste dont nous ne prétendons ni citer les trop nombreux épisodes, ni commenter les théories philosophiques, sociales ou autres.

Il était impossible d’écrire une partition complète pour un tel livret, et M. Grieg s’est borné à en illustrer quelques scènes. Les quatre morceaux joués au Châtelet ne se tiennent entre eux par aucun lien symphonique, par aucune communauté d’inspiration ; ce sont des tableaux isolés, un peu écrasés par les vastes proportions et surtout les multiples intentions du drame. La meilleure page s’appelle la mort d’Aase. (Aase est la mère de Peer Gynt, que le poète nous montre expirant dans sa cabane, entre les bras de son fils.) C’est un lamento fait d’un motif très court et répété plusieurs fois, si j’ai bonne mémoire, par le quatuor, à des octaves différentes, et avec des alternatives de force et de douceur qui donnent tour à tour à cette plainte la violence d’un sanglot et la faiblesse d’un soupir. Il y a encore dans Peer Gynt ne autre page plus douloureuse et plus belle, intitulée Peer Gynt et Ingride. Ce morceau, qui ne figurait pas au programme du Châtelet, correspond à l’une des meilleures scènes du drame, celle où Peer Gynt tout à coup chasse loin de lui la jeune fille qu’il a enlevée. Le musicien a rendu ici avec beaucoup de force la brutalité pathétique de la situation et le caractère étrange, presque fatal du héros.

Malgré la valeur de ces deux morceaux, Peer Gynt ne nous a pas frappé comme une autre œuvre de M. Grieg, la dernière qui nous reste à signaler, très puissante et très émouvante celle-là : Bergliot. Bergliot n’est qu’un monologue de femme, accompagné ou plutôt entrecoupé de musique, car presque jamais, si ce n’est à la fin, l’orchestre ne se fait entendre pendant la déclamation. Il intervient surtout entre les phrases dites, de sorte que l’attention n’a point à se diviser entre la musique et les paroles.

Le récit très dramatique de Bergliot est tiré d’une légende du Nord, la saga de Harold Haardraade. Il suffirait d’un tel sujet pour intéresser les dilettanti du jour, car rien n’est plus en vogue aujourd’hui que les