Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/687

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui devons jusqu’au droit, qu’il a conquis pour nous, d’étaler notre personne dans nos œuvres, pouvons-nous diviser les siennes ? et, le fer à la main, pouvons-nous y séparer les parties saines d’avec les parties malades, ce qui est déjà gangrené de ce qui ne l’est pas encore, et les imaginations enfin de son délire d’avec les inspirations de son génie ?

Si ce ne sont pas là précisément les questions qu’un savant physiologiste allemand, le docteur Möbius, de Leipzig, a traitées dans un livre récent sur la maladie de Rousseau, ce sont elles en tout cas qui font l’intérêt de son livre. Auteur estimé de nombreux travaux sur les maladies nerveuses, le docteur Möbius, qui n’avait jamais lu Rousseau, se trouvait de loisir sur les bords du lac de Genève, lorsque les Confessions lui tombèrent entre les mains. Il y fut pris ; « ce livre extraordinaire l’empoigna fortement, » nous dit-il ; et il en admira, comme tant d’autres avant lui, « l’entraînante éloquence, les descriptions enchanteresses, la psychologie si fine et si profonde. » Mais à mesure qu’il avançait dans sa lecture, un soupçon grandissait en lui : physiologiste et médecin, quelques particularités lui paraissaient symptomatiques d’un état maladif de l’auteur et du héros du livre. « Cet homme est fou, murmurait-il : dieser Mann war geisteskrank. » Et c’est alors que, pour s’assurer de la vérité de son diagnostic, il lut tout d’une haleine Rousseau d’abord, depuis ses Discours jusqu’à ses Rêveries, et non-seulement Rousseau, mais encore la plupart de ceux qui l’ont étudié, depuis Musset-Pathay jusqu’à M. Brockerhoff. Voilà un bel exemple d’intelligente curiosité. En voilà un aussi du prestige et du pouvoir qu’après cent ans passés le nom de Rousseau continue d’exercer toujours à l’étranger comme en France ! Et voilà de quoi nous excuser de reparler ici de Rousseau, — si par hasard il en était besoin[1].

Sur les origines, sur la famille, sur la première éducation de Rousseau, M. Möbius n’a pas tout dit, ni même tout ce qu’il aurait pu dire, s’il avait eu connaissance de quelques pièces tirées des Registres du consistoire de Genève, et publiées, il y a quelque dix ans, par M. Eugène Ritter, dans le Bulletin de l’Institut genevois. Si je ne puis ici les reproduire, pour diverses raisons, je puis du moins m’approprier la réflexion qu’elles inspiraient à leur éditeur. « Une plus juste appréciation du caractère de cet homme malheureux ressortira, disait M. Ritter, de tous les documens qui nous aideront à connaître le niveau moral de son premier entourage et de sa parenté. Il y a des foyers domestiques où l’on respire un air de délicatesse et

  1. On peut joindre sur ce sujet, au livre du docteur Möbius, celui de M. A. Bougeault : Étude sur l’état mental de J. -J, Rousseau. Paris, 1883 ; Plon.