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attendre sans trop de péril, et leur tendre la main à leur arrivée, en prenant à revers Français et Espagnols et en les plaçant entre deux feux. C’était bien la vieille politique à double face et à deux tranchans tant reprochée à la maison de Savoie, mais jamais elle n’avait opéré dans des circonstances plus saisissantes. Il ne s’agissait pas cette fois de se retirer simplement d’une lutte engagée et de contracter une obligation à longue échéance. C’était à huit jours de la décision à prendre et des combats à livrer, en face des armées prêtes à entrer en campagne, qu’on discutait tranquillement dans le cabinet de Charles-Emmanuel de laquelle des deux nations rivales il convenait de verser le sang, ou de recevoir l’argent. Il y a certainement eu dans l’histoire des manœuvres plus loyales, je ne crois pas qu’elle en signale d’une plus audacieuse habileté.

Et ce n’était pas malheureusement le seul avantage que les hésitations des deux cabinets de Versailles et de Madrid assuraient à celui de Turin. L’invitation secrète adressée, nous l’avons vu, par d’Argenson au commandant de l’armée française l’engageant à se tenir tranquillement sur la défensive, pendant la durée d’une négociation dont on ne lui indiquait ni les conditions ni la nature, — cette communication si imprudemment faite et plus imprudemment encore révélée à Charles-Emmanuel, — allait avoir une bien autre conséquence : car l’armée piémontaise déjà remise, par le repos de l’hiver, de ses revers de l’année précédente, acquérait ainsi la facilité de prendre d’avance, sans exciter de soupçons et sans provoquer de représailles, toutes les mesures nécessaires pour se trouver prête, au cas où la négociation viendrait à échouer, à reprendre du jour au lendemain les hostilités. Advenant ce cas de rupture, toujours possible et même aisé à prévoir, cette armée, qui nous redevenait ennemie et n’aurait même jamais cessé de l’être, aurait quelques semaines d’avance sur la nôtre : elle se trouverait sous les armes et prête à l’attaque, tandis que Maillebois, endormi dans une fausse sécurité, et ne redoutant aucune agression, aurait à peine pris les précautions nécessaires pour se défendre.

Rien dans les verbeuses dépêches adressées par Champeaux à d’Argenson pour lui transmettre les dernières propositions, ou plutôt les dernières injonctions de Gorzegue, ne fait voir qu’il ait eu le moindre pressentiment de ces périls. Il n’y est occupé qu’à se justifier d’avoir dû sacrifier une seconde fois le magnifique projet de fédération italienne et d’expliquer pourquoi il ne se faisait pas lui-même le commissionnaire de ce nouvel envoi. Il restait, disait-il, pour surveiller sur place la suite des événemens. En réalité, c’était dans l’espérance (et il le laisse trop voir) que le traité définitif serait signé à Turin et qu’il aurait la gloire d’y attacher