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eut jamais des cas où, suivant l’ancien adage, le droit extrême touche à l’extrême injure, celui-ci était du nombre.

Telle était la manœuvre plus habile qu’honnête qui, comme on le voit, réussissait à souhait. Il faut convenir que tous les politiques français semblaient donner à l’envi dans le piège qui leur était tendu. On n’avait pu laisser ignorer au maréchal de Maillebois l’envoi de son fils comme plénipotentiaire à Turin, et rien n’était mieux fait pour entretenir le chef de l’armée française dans l’attente et dans l’illusion d’une pacification prochaine. Comment croire, en effet, qu’un personnage aussi important que le gendre du ministre des affaires étrangères et le fils du commandant en chef de l’armée se déplaçât pour autre chose que pour mettre le sceau à un pacte déjà conclu ? Mais les réserves apportées, après coup, à une convention déjà signée, fournissaient au cabinet piémontais justement le meilleur prétexte de rupture qu’il pût désirer. Enfin, le comte de Maillebois lui-même, en prolongeant les pourparlers sans les clore, et en venant se placer aux portes de Turin dans un point où il ne pouvait communiquer même avec les postes les plus avancés de l’armée française, permettait à Bogino de compléter ses préparatifs sans crainte d’être inquiété. Et c’est ainsi que l’adroit ministre arrivait au résultat vraiment inespéré de garder tout en suspens jusqu’à la dernière heure, et de ne congédier le fils que quand il n’aurait plus aucun moyen d’aviser son père, en temps utile, de son échec et de son renvoi.

Tout étant de la sorte heureusement combiné, le 5 mars, au matin, l’expédition piémontaise reçut l’ordre du départ ; et quand, dans la journée qui suivit, le comte de Maillebois, qui, jusque-là, s’était naïvement refusé à prendre la menace au sérieux, fit savoir qu’il était prêt enfin à tout céder, la réponse fut qu’il était trop tard, que les troupes étaient en route et trop éloignées déjà pour qu’un ordre de rétrograder pût les atteindre. Sa présence, dès lors, qui commençait à être connue, devenant à la fois compromettante et inutile, on l’engageait à rentrer sur le territoire français pour y attendre la suite des événemens. On avait même eu le soin de lui faire préparer des chevaux sur toute la route, jusqu’à Suse, pour qu’il n’eût de prétexte de s’arrêter nulle part[1].

En même temps, le marquis de Gorzegue mandait auprès de lui les ministres d’Autriche et d’Angleterre et prenait enfin son parti de confesser tout haut ce qui ne pouvait plus être caché, à savoir qu’une négociation avait été engagée avec la France et qu’un envoyé français de haut rang était venu jusqu’à la porte de Turin. Mais il

  1. Gorzegue à Maillebois, 5 mars 1746 ; — Rendu, p. 170.