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art à prolonger un entretien qui ne concluait jamais, et ils surent si habilement profiter de la lenteur des communications pour faire attendre tantôt une dépêche de Londres qui annonçait des sentimens plus modérés, tantôt un courrier de La Haye qui promettait des dispositions plus énergiques, que le jour indiqué pour le départ du roi arriva, et le ministre des affaires étrangères devant, suivant l’usage, l’accompagner, ils obtinrent l’autorisation de faire partie du cortège royal et d’aller à Bruxelles continuer leurs interminables conversations. C’était, en fait, déclarer que, la négociation durant encore, le sol hollandais continuerait à être regardé comme inviolable, et enfermer ainsi d’avance dans les limites les plus étroites l’expédition que Louis XV allait honorer de sa présence.

Pauvre spectacle, assurément, que celui qu’allait donner ce grand roi, à la tête d’une grande armée, secondé par un grand capitaine et se laissant dicter et paralyser ses mouvemens par un petit État bourgeois, qui aurait demandé grâce, si on eût osé, quelques mois plus tôt, le regarder en face. La surprise causée par une attitude d’humilité si peu justifiée fut générale et on en riait, à la cour comme à l’armée, assez haut pour que les plaisanteries parvinssent aux oreilles non-seulement de d’Argenson, mais même des députés hollandais, à qui on faisait sur leur habileté des complimens railleurs dont ils ne savaient comment se défendre. « J’ai dû avaler hier à Versailles, écrivait le pensionnaire Gillis, divers raisonnemens baroques tenus par des courtisans, des évêques, des abbés, des femmes qui s’amusent ici à discuter de politique et à battre la campagne, raisonnemens dans lesquels on nous reprochait d’être trop fins pour le ministre français et de ne chercher qu’à l’amuser. Un homme, du reste très intelligent, me dit que nous agissons comme Josué, qui ordonnait au soleil de s’arrêter. Je réponds à ces fadaises évasivement et en raillant. »

D’Argenson, de son côté, constatait cette impatience générale sans trop s’en émouvoir et disposé plutôt à se faire un mérite de savoir la braver. — « Toute l’Europe, écrivait-il dans un billet au comte de Wassenaer, ou du moins tous les nouvellistes, disent que nous sommes de grandes dupes, que vous nous amusez. Qu’en est-il ? Il est vrai que nous nous conduisons en dupes ; mais nous le sentons, et ce n’est pas l’être tout à fait[1]. »

Par malheur, ce n’étaient pas seulement des ecclésiastiques et des femmes, c’étaient aussi de très bons juges, et même les meilleurs qu’il y eût en Europe, qui portaient sur cette timidité du cabinet français l’appréciation la plus sévère. D’Argenson pouvait s’en convaincre par la lettre suivante que le ministre de la guerre, son

  1. Gillis au pensionnaire Van Heim ; — d’Argenson à Wassenaer, juin 1746. — (Archives de La Haye)